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Le Vingtième Siècle

« … Je désire n’être pas contrecarré toujours dans mes plans et mes idées… Croyez-vous que j’aie le temps de discuter sur des fadaises de ménage, sur les futilités auxquelles l’esprit féminin se complaît…

« Vous vous plaignez toujours, vous dites que, sans cesse plongé dans mes expériences, je ne songe pas assez à vous offrir quelques distractions… Je ne veux pas discuter ce point… Pourtant, vous êtes maîtresse de votre temps et je ne vous empêche en aucune façon de le gaspiller comme il vous plaît… Vous demandez des distractions, des soirées, des fêtes mondaines, eh bien ! en voici… J’ai horreur de tout cela, mais enfin vous allez être satisfaite ; je donne, nous donnons une grande soirée artistique, musicale, scientifique même… Oui, madame, scientifique aussi ; cette partie du programme me regarde ; pour le reste, je compte absolument sur vous… »

Nouveau silence, puis quelques phrases de Mme Lorris qui n’arrivent pas distinctement à l’oreille d’Estelle.

« Cette science, madame, sur laquelle vos faibles sarcasmes viennent s’émousser, ces travaux dont votre esprit irrémédiablement frivole ne peut même soupçonner l’importance, ont créé notre situation… Ces préoccupations que vous me reprochez, ces jours et ces nuits passés dans les laboratoires à l’âpre poursuite de l’inconnu, de l’introuvé, ces prises de corps avec tous les éléments, ces luttes violentes avec la nature pour lui arracher ses secrets, tout cela, finalement, a créé la puissante maison Philox Lorris… Et vous, quelle part avez-vous prise à ces gigantesques efforts ? Vous n’avez qu’à jouir du fruit de ces énormes labeurs, et vous…

— Oui, monsieur, notre fils Georges tient de moi, et je l’en félicite… Il ne sera pas un savant morose et maniaque se racornissant parmi les cornues et tous les ingrédients de votre diabolique cuisine scientifique ! Pauvre cher enfant ! Peut-être bien, comme vous le lui reprochez sans cesse, l’âme de mon arrière-grand-père, qui fut un artiste et sans doute un homme vraiment digne de vivre, appréciant la vie, aimant surtout ses beaux côtés, revit-elle en lui… Je me permets d’avoir d’autres idées que les vôtres. »

Estelle n’en entendit pas davantage : la porte du petit salon, entre-bâillée, s’ouvrit brusquement. Toute confuse de son indiscrétion forcée, Estelle laissa s’écrouler une pile de volumes et se plongea la tête dans les comptes-rendus de l’Académie des Sciences.

« Eh bien ! Estelle ?… » dit la personne qui venait d’entrer.

Estelle releva la tête avec une joie mêlée de surprise. Le survenant n’était pas le terrible Philox Lorris, c’était Georges, son fiancé. Pourtant,