Page:Rouquette - La Thébaïde en Amérique, 1852.djvu/33

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« Leurs fastes modernes s’enrichissaient toutefois des plus illustres souvenirs. Ils avaient vu de puissants monarques abdiquer la pourpre devant leurs autels, et ils gardaient, dans leurs reliquaires, le sceptre d’Amédée et la double couronne de Charles-Quint.

« Ils avaient donné des chefs au monde chrétien ; à l’Église des pères et des orateurs ; à la vérité des interprètes et des martyrs.

« Leurs fondateurs étaient des élus que Dieu avait inspirés ; leurs réformateurs, de courageux enthousiastes que l’infortune avait instruits.

« C’est au milieu d’eux que mûrit le génie de cet Abeilard, dont la mémoire est liée à tous les sentiments de piété et d’amour.

« C’est dans l’obscurité de leurs cellules que Rancé cacha ses regrets, et que cet esprit ingénieux, qui avait deviné à douze ans les beautés délicates d’Anacréon, embrassa librement, à l’âge du plaisir, des austérités dont notre faiblesse s’étonne.

« Enfin leurs habitudes, leurs mœurs, et jusqu’à leurs vêtemens, participaient du caractère noble et sévère de leur mission.

« Presque contemporains du vrai culte, leur origine remontait d’ailleurs aux Esséniens de la Syrie, aux thérapeutes du lac Mœris.

« Les déserts de l’Afrique et de l’Asie parlaient de leurs grottes et de leurs thébaïdes.

« Ils vivaient en commun comme le peuple de Lycurgue, et se traitaient de frères comme les jeunes guerriers thébains.

« Ils avaient des remèdes comme les psylles et des secrets comme les prêtres d’Isis.

« Quelques-uns s’abstenaient de la chair des animaux et de l’usage de la parole comme les élèves de Pythagore. Il y en avait qui portaient la tunique et le bonnet des Phrygiens, et d’autres qui ceignaient leurs reins, comme les hommes des anciens jours.

« Les ordres de femmes ne présentaient pas des harmonies moins merveilleuses.

« Leur vie était chaste comme celle des Muses. Elles chantaient d’une voix mélodieuse, et habitaient des lieux retirés comme elles.

« Certaines avaient des voiles et des bandeaux comme les Vestales, ou des robes traînantes comme les veuves romaines, ou des casques et des armures comme les filles Sarmates.

« On en voyait qui prenaient soin des petits enfants délaissés, comme autant de nouvelles mères données par la Providence, et d’autres qui pansaient les blessures des braves, comme les princesses des siècles héroïques et les châtelaines des vieilles guerres.

« Elles gardaient la mémoire des Héloïse et des Chantal, des Louise et des La Vallière ; elles citaient les noms de plusieurs filles, de plusieurs amantes de rois qui avaient échangé parmi elles les atours du faste et les illusions de la volupté contre la bure et les travaux de la pénitence.

« Enfin, plus j’approfondis l’histoire de ces moines si décriés, plus l’étendue de leurs travaux m’impose d’admiration et de respect.

« Chevaliers de la foi à Rhodes et à Jérusalem ; holocaustes de la foi chez les idolâtres ; conservateurs des lumières dans toute l’Europe, et propagateurs de la morale sur les deux hémisphères ; artistes et lettrés à la Chine ; législateurs au Paraguai ; instituteurs de la jeunesse dans les grandes villes, et patrons des pèlerins dans les bois ; hospitaliers sur le mont Saint-Bernard, et rédempteurs des captifs sous le froc de la Merci, je ne sais si les torts qu’on leur reproche pourraient balancer tant de services ; mais il m’est démontré qu’une institution parfaite serait contradictoire à notre essence, et que s’il est vrai que les associations monastiques ne soient pas elles-mêmes sans inconvénients, c’est parce que le génie du mal a imprimé son sceau à toutes les créations humaines.

« Qu’espérais-tu donc de tes orgueilleuses tentatives, novateur séditieux ? anéantissement ou perfection ? Le premier de ces desseins est peut-être un crime ; le second n’est à coup sûr que la plus vaine et la plus dangereuse des erreurs. Porte, si tu le veux, le flambeau d’Erostrate dans l’édifice social, mon cœur est assez aigri pour t’approuver ; mais puisque le ciel a voulu que nous habitassions une terre imparfaite, où rien n’est achevé que la douleur, n’essaie plus désormais, aux dépens de l’expérience de tous les temps, ces réformes partielles qui ne doivent servir de monuments qu’à ta nullité.

« Eh quoi ! ils ont analysé le cœur de l’homme, ils en ont sondé toutes les profondeurs, ils en ont étudié tous les mou-