peut contester la vérité historique : ce fait eut pour témoin le monde entier, qui accourut de toutes parts au désert pour y chercher la lumière dans ses doutes, le remède dans ses maux et le pardon dans ses péchés… Mais, nous dira-t-on, à quoi servaient ces hommes, si ce n’est à se sanctifier eux-mêmes ? De quel profit étaient-ils pour la société ? Quelle influence exercèrent-ils sur les idées ? Quel changement amenèrent-ils dans les mœurs ? Admettons que cette plante du désert a été belle et odorante ; mais de quoi servit-elle ? Elle resta stérile.
« Certes, ce serait une grave erreur de penser que tant de milliers de solitaires n’exercèrent point une grande influence. En premier lieu, et pour ne parler que de ce qui a rapport aux idées, il faut observer que les monastères de l’Orient s’élevèrent à la portée et sous les yeux des écoles des philosophes. L’Égypte fut le pays où la vie cénobitique fleurit le plus ; or, personne n’ignore le haut renom qu’avaient, peu de temps auparavant, les écoles d’Alexandrie. Sur toutes les côtes de la Méditerranée, sur cette ceinture de terre qui, commençant à la Lybie, allait terminer à la Mer-Noire, les esprits étaient à cette époque dans un mouvement extraordinaire. Le christianisme et le judaïsme, les doctrines de l’Orient et celles de l’Occident, tout s’était réuni et accumulé dans cet endroit du monde ; les restes des anciennes écoles de la Grèce s’y trouvaient avec les trésors que le cours des siècles et le passage des peuples les plus fameux de la terre avaient apportés dans cette contrée. De nouveaux et gigantesques événements étaient venus jeter des torrents de lumière sur le caractère et la valeur des idées ; les esprits avaient ressenti des secousses qui ne leur permettaient plus de se contenter des leçons paisibles contenues dans les dialogues des anciens maîtres. De ces pays illustres sortirent les hommes les plus éminents des premiers temps du christianisme, et nous connaissons à leurs ouvrages la largeur et l’élévation que l’esprit de l’homme avait atteint à cette époque. Était-il possible qu’un phénomène aussi extraordinaire, une ceinture de monastères et d’ermitages, embrassant cette zone du monde et se déroulant en face des écoles philosophiques, n’exerçât pas sur les esprits une influence puissante ? Les idées des solitaires passaient incessamment du désert dans les villes ; puisque, en dépit de tout le soin qu’ils mettaient à éviter le contact du monde, le monde les cherchait, s’approchait d’eux, et venait continuellement recevoir leurs inspirations. Lorsque l’on voit les peuples accourir vers les solitaires les plus éminents par la sainteté, implorer de leur sagesse le remède de leurs souffrances et la consolation de leurs infortunes ; lorsque l’on voit ces hommes vénérables répandre, avec une évangélique onction, les leçons sublimes qu’ils avaient apprises dans de longues années de méditation et de prière, dans le silence de la solitude, il est impossible de ne pas comprendre à quel point ces communications durent contribuer à rectifier et à élever les idées touchant la religion et la morale, à corriger et à purifier les mœurs. Ne perdons pas de vue que l’intelligence humaine se trouvait, pour ainsi dire, matérialisée par la corruption et la grossièreté de la religion païenne. Le culte de la nature, des formes sensibles, avait poussé de si profondes racines que, pour élever les esprits à la considération des choses supérieures, il fallait une réaction puissante, extraordinaire ; il fallait en quelque sorte anéantir la matière, pour ne présenter à l’homme que l’esprit. La vie des Solitaires était ce qu’il y avait de plus propre à produire cet effet. Il semble, en lisant l’histoire de ces hommes, qu’on se trouve transporté hors de ce monde : la chair a disparu ; il ne reste plus que l’esprit ; et la force que l’on a employée pour dompter la chair est telle, on a insisté tellement sur la vanité des choses terrestres, qu’en effet la réalité même se change en illusion, le monde physique s’évanouit pour céder la place au monde intellectuel et moral : tous les liens de la terre ont été rompus ; l’homme se met en communication intime avec le ciel. Les miracles se multiplient prodigieusement dans ces Vies ; les apparitions s’y renouvellent sans cesse ; les demeures des solitaires sont une arène où les moyens terrestres n’entrent plus pour rien ; les bons anges y luttent contre les mauvais anges, le ciel contre l’enfer, Dieu contre Satan : la terre n’est là que pour servir de champ de bataille ; le corps n’existe plus, si ce n’est pour être consumé comme un holocauste sur les autels de la vertu, en présence du démon, qui lutte avec fureur pour en faire l’esclave du vice.
« Qu’est devenu ce culte d’idolâtrie que la Grèce dispensait aux formes sensibles,