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Page:Rouquette - La Thébaïde en Amérique, 1852.djvu/80

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cette adoration qu’elle offrait à la nature, en divinisant tout ce qu’il y avait de délices et de beautés, tout ce qui pouvait intéresser les sens et le cœur ? — Quel changement profond ! ces mêmes sens sont assujettis aux privations les plus terribles ; la plus dure circoncision est infligée au cœur ; et l’homme qui, naguère, ne parvenait plus à élever son esprit au-dessus de la terre, le tient maintenant sans cesse fixé dans le ciel.

« Il est impossible de se former une idée de ce que nous tâchons de décrire, si on n’a lu les Vies de ces solitaires ; pour concevoir tout l’effet de ces grands prodiges, il faut avoir passé de longues heures à parcourir ces pages où l’on ne trouve, pour ainsi dire, rien qui suive le cours ordinaire des choses. Il ne suffit pas de s’imaginer des vies pures, des austérités, des visions, des miracles ; il faut voir tout cela accumulé, et porté, dans la voie de la perfection, au plus haut point de l’extraordinaire.

« Si l’on se refuse à reconnaître dans des faits si surprenants l’action de la grâce ; si l’on ne veut voir dans ce mouvement religieux aucun effet surnaturel ; je dis plus, si l’on va jusqu’à supposer que la mortification de la chair et l’élévation de l’esprit y sont portées à une exagération répréhensible, on ne pourra cependant pas s’empêcher de convenir qu’une réaction semblable était très propre à spiritualiser les idées, à réveiller dans l’homme les forces intellectuelles et morales, à le concentrer au-dedans de lui-même, en lui donnant le sentiment de cette vie intérieure, intime, morale, dont jusqu’alors il ne s’était jamais occupé. Ce front, qui jusque-là avait été courbé vers la poussière, devait s’élever vers la divinité ; quelque chose de plus noble que les jouissances matérielles était offert à l’esprit, et le débordement brutal qu’autorisait le scandaleux exemple des divinités mensongères du paganisme, apparaissait enfin comme une offense à la haute dignité de la nature humaine.

« Sous le rapport moral, l’effet devait être immense. L’homme, jusqu’alors, n’avait pas même imaginé qu’il lui fût possible de résister à l’entraînement de ses passions. On trouvait, il est vrai, dans la froide moralité de quelques philosophes, certaines maximes de conduite dont le but était de mettre un frein au déchaînement des passions dangereuses ; mais cette morale n’était que dans les livres ; le monde ne la regardait pas comme praticable, et si quelques hommes tentèrent de la réaliser, ils le firent de telle manière que, loin de lui donner du crédit, ils parvinrent à la rendre méprisable. Qu’importe d’abandonner les richesses et d’afficher le détachement de toutes les choses du monde, comme firent quelques philosophes, si en même temps l’homme se montre tellement vain, tellement plein de lui-même, qu’on voie clairement que tous ses sacrifices n’étaient offerts qu’à la divinité de l’orgueil ? C’était renverser toutes les idoles pour se placer soi-même sur l’autel, et y régner sans dieux rivaux ; ce n’était point diriger les passions, ni les soumettre à la raison, mais créer une passion monstre, s’élevant sur toutes les autres, et les dévorant. L’humilité, pierre fondamentale sur laquelle les Solitaires basaient l’édifice de leur vertu, les plaçait tout d’un coup dans une position infiniment supérieure à celle des anciens philosophes qui se firent distinguer par une vie plus ou moins austère. On enseignait enfin aux hommes à fuir le vice, à pratiquer la vertu, non pour le plaisir futile d’être regardé et admiré, mais par des motifs supérieurs, fondés sur les rapports de l’homme avec Dieu, et sur les destinées d’un éternel avenir.

Dès ce moment, l’homme apprenait qu’il ne lui était pas impossible de triompher du mal, dans la lutte obstinée qu’il sent continuellement au-dedans de lui-même. Au spectacle de tant de milliers de personnes des deux sexes qui suivaient une règle de vie si pure et si austère, l’humanité devait prendre courage, et retrouver la conviction que les sentiers de la vertu n’étaient pas pour elle impraticables.

« Cette généreuse confiance, inspirée à l’homme par la vue de si sublimes exemples, ne perdait rien de sa force en présence du dogme chrétien qui, ne permettant pas d’attribuer à la propre énergie de l’homme les actions qui lui méritent la vie éternelle, lui enseigne la nécessité d’un secours divin, s’il ne veut errer dans des sentiers de perdition. Ce dogme qui, d’un autre côté, se trouve si bien d’accord avec les leçons journalières de l’expérience sur la fragilité humaine, loin d’abattre les forces de l’esprit ou d’énerver son courage, l’anime, au contraire, de plus en plus à persévérer malgré tous les obstacles. Lorsque l’homme se croit seul, lorsqu’il ne se sent point appuyé par la main puissante de la providence, il ne marche qu’en chancelant, comme un enfant qui essaie les