Page:Rouquette - La Thébaïde en Amérique, 1852.djvu/89

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« que le ciel lui avait peut-être réservé cette chapelle comme un lieu de retraite, où elle trouverait tout à la fois à satisfaire la dévotion qu’elle avait pour la Sainte-Vierge, et son amour pour la solitude, en s’y consacrant à Dieu pour le reste de ses jours. Elle gravissait déjà la montagne, lorsque Dieu lui fit entendre, par une voix intérieure et connaître par un miracle visible, qu’à la vérité il l’appelait à la vie érémitique, mais que son ermitage devait être, non dans un désert, mais dans sa propre maison.

« Le directeur de Marianne ayant approuvé qu’elle observât la retraite dans sa propre maison, tout le monde y reconnut la volonté de Dieu. Elle se vit enfin au comble de ses vœux. Elle distribua aussitôt aux pauvres tous les présents que sa sœur et son beau-frère lui avaient faits, et se mit à préparer l’appartement où Dieu l’appelait à mener une vie parfaite, digne d’être admirée de tous et de servir de modèle, au moins en partie, à plusieurs personnes du sexe qui vivent dans le monde.

« Premièrement, elle fit enlever tous les meubles, et fit mettre à la place des cilices, des chaînes, des disciplines, des croix, des chapelets, mais surtout un cercueil. Dans un cabinet attenant, elle dressa un petit autel, plus dévot que remarquable par les ornements ; et elle y plaça les deux petites statues de l’Enfant Jésus et de la Sainte-Vierge. Enfin, elle voulut que la porte de son cabinet eût une serrure qu’on ne pût ouvrir du dehors ; car elle était fermement résolue de n’y admettre personne, pas même ses petites nièces avec qui elle avait vécu dès l’enfance, et qu’elle aimait tendrement à cause de l’innocence de leur âge : elle voulut être parfaitement libre, et que qui que ce fût au monde ne pût observer ses actions.

« Marianne n’avait que douze ans, lorsqu’elle dit le dernier adieu au monde, et qu’elle se renferma dans cette solitude, qu’elle s’était créée dans sa propre maison, et dont elle ne sortit que quatorze ans après, en quittant la vie. Pendant ces quatorze ans, qui peut dire quelles furent les pénitences et les austérités, au-dessus des forces de la nature, dont cette âme si pure et si innocente macéra son corps ! Ce fut avec la pensée de la mort toujours présente, que la servante de Dieu entreprit et continua jusqu’à la fin cette vie extraordinaire et si étonnante, par laquelle Dieu voulut la conduire, en lui donnant durant quatorze ans une force capable d’y résister. Afin que la pensée de la mort ne la quittât jamais, elle plaça au milieu de sa première chambre cette bière, dont elle s’était pourvue, et elle y mit un squelette en bois, recouvert d’un pauvre habit de Saint-François. La tête du squelette était une véritable tête humaine décharnée ; et tout le corps, au milieu des haillons qui le couvraient, représentait une personne morte, ayant un crucifix sur la poitrine, et qui pourrissait et se consumait peu à peu. À la tête et au pied de Cette bière, brûlaient deux cierges ; et c’est là que, plongée dans une profonde méditation, Marianne s’appliquait à considérer quelle est la brièveté de la vie, la folie et la vanité du monde ; et ce qu’elle voudrait avoir fait, lorsqu’elle serait un jour couchée dans cette bière, où elle se figurait qu’elle était déjà elle-même. Dans cette méditation toujours nouvelle pour son esprit, elle apprenait de plus en plus à se désabuser du monde ; elle croissait en ferveur, en détachement de la terre, en amour pour la pénitence ; et lorsqu’elle se relevait, à la fin de la méditation, elle faisait une aspersion d’eau bénite sur le squelette en disant : Dieu te pardonne, Marianne. Qui sait lequel de ces deux sorts t’est réservé : ta vie ou la mort éternelle ? Elle répétait la même chose, chaque fois qu’elle retournait dans ses autres chambres. Elle invitait ceux qui venaient la visiter à faire de même, leur disant qu’elle était elle-même ce squelette ; et elle ne prenait jamais la nuit quelques instants de repos, sans avoir fait auparavant son aspersion ordinaire sur le squelette, répétant toujours les mêmes paroles, et ne perdant ainsi jamais la mort de vue, comme le témoigne un de ses confesseurs. Marianne fit encore peindre sur une toile une tête de femme, dont la moitié avait sa beauté et ses couleurs naturelles, et l’autre moitié était comme pourrie et pleine de vers. C’est dans ce miroir qu’elle cherchait à embellir son âme et à l’orner de toutes sortes de vertus. Ainsi, avec l’image de la mort toujours présente aux yeux du corps, et encore plus aux yeux de l’âme, on peut aisément se figurer comment elle employait son temps, et quelle sainte haine la vue de ces objets lui inspirait contre elle-même. » (Extrait de sa vie, par l’abbé Clavera, ch. 4.)

Dans la seconde partie de notre ouvrage, nous donnerons des centaines