Page:Ryner - L’Homme-fourmi, Figuière.djvu/28

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double ira sans grande souffrance. Mais rarement tes deux esprits seront des lumières simultanées. D’ordinaire une seule éclairera ta conscience. Et pourtant, parce que le second être restera là, invisible mais présent, toujours sur le point de se confronter à son voisin, et de le maudire, et de le contredire, et de le nier en une querelle hurlante, toute pensée te sera pénible, anarchique et chaotique jusqu’à la folie, ou presque. Tantôt l’habitude humaine rythmera à faux ta pensée de fourmi, affolera la fourmi pensante. Tantôt ton cerveau de fourmi, instrument de précision et non outil de labour, grincera à la lourde pensée humaine, comme un fin scalpel dont on exige le labeur d’une bêche.

Elle parlait en une attitude accablée, la tête penchée, les bras tombants, les mains touchant presque le sol. Le sourire avait disparu de ses lèvres. Et ses yeux étaient deux fleurs de tristesse.

Mais elle redressa son buste. Son regard s’éclaira. Sa bouche eut un frémissement qui, peu à peu entr’ouvrit un sourire vaillant. Ses bras se relevèrent. Sa main libre vint soutenir son menton. Et elle recommença, d’une voix qui pleure encore mais qui déjà encourage :

— Sois brave. Ne recule pas devant la douleur intellectuelle, cet ennoblissement. La pensée est celle dont les limites sont inconnues. Mais elle n’est calme que si elle se replie, petite, sur elle-