Page:Ryner - L’Homme-fourmi, Figuière.djvu/72

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

solitude constatée irréparable, et Aristote, me reprochant mes désirs comme des abaissements, m’avait isolée en mon moi incompris et incompréhensible, — en l’île abrupte de mon moi, décidément inabordable à tous. Nous avons été créés par un de Foë qui ne s’attendrit jamais : à aucun des Robinson que nous appelons nos âmes il n’accorde un Vendredi.

En ces heures profondes, on éprouve le besoin de descendre éperdu et de s’asseoir au fond de sa souffrance, comme âprement satisfait de la sentir si complète, si loin des grossièretés de la vie. Les douleurs vraies n’admettent point de distractions, veulent se dévorer elles-mêmes ; je quittai mon amie sous un prétexte quelconque. Je me retirai dans la galerie inférieure, au point le plus solitaire et, immobile, je me donnai tout entière à ma torture, la tournai et la retournai en moi, pour jouir de tout le mal qu’elle pouvait me faire.

Combien dura ma « tristesse jusqu’à la mort ? » Je n’en sais rien. L’angoisse métaphysique supprime le temps.

Le premier remède qui soulage un peu la surface de ce mal, c’est l’orgueil, la fierté d’avoir pénétré dans des souffrances inabordables au vulgaire. Puis, du temps passant, la pensée trop répétée perd de sa précision ; les poignards indécis ne frappent plus, mais ils se plient, fantômes, flottent, se dispersent, forment une brunie de mélancolie.