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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/114

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DE LA FORTUNE DE MON PÈRE.

et si longtemps disputé par un procès également étrange et curieux.

Mon père devint tout à fait favori sans autre protection que la bonté seule du roi, et ne compta jamais avec aucun ministre, pas même avec le cardinal de Richelieu, et c’étoit un de ses mérites auprès de Louis XIII. Il m’a conté qu’avant de l’élever, et en ayant envie, il s’étoit fait sourdement extrêmement informer de son personnel et de sa naissance, car il n’avoit pas été instruit à les connoître, pour voir si cette base étoit digne de porter une fortune, et de ne retomber pas une autre fois. Ce furent ses propres termes à mon père à qui il le raconta depuis, attrapé comme il l’avoit été à M. de Luynes. Il aimoit les gens de qualité, cherchoit à les connoître et à les distinguer ; aussi en a-t-on fait le proverbe des trois places et des trois statues de Paris : Henri IV avec son peuple sur le pont Neuf, Louis XIII avec les gens de qualité à la place Royale, qui de son temps étoit le beau quartier ; et Louis XIV avec les maltôtiers dans la place des Victoires. Celle de Vendôme, faite longtemps depuis, ne lui a guère donné meilleure compagnie.

À la mort de M. de Luxembourg, frère du connétable de Luynes, le roi donna le choix à mon père de sa vacance. Il avoit les chevau-légers de la garde et le gouvernement de Blaye. Mon père le supplia d’en récompenser des seigneurs qui le méritoient plus que lui déjà comblé de ses bienfaits. Le roi et lui insistèrent dans cette singulière dispute ; puis, se fâchant, lui dit que ce n’étoit pas à lui ni à personne à refuser ses grâces, qu’il lui donnoit vingt-quatre heures pour choisir, et qu’il lui ordonnoit de lui dire le lendemain matin le choix qu’il auroit fait. Le matin venu, le roi le lui demanda avec empressement. Mon père lui répondit que, puisque absolument il lui vouloit donner une des deux vacances, il croyoit ne pouvoir rien faire de plus avantageux pour lui que de le laisser choisir lui-même. Le roi prit un air serein et le loua ; puis lui dit que les chevau-légers étoient