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LETTRE DE SAINT-SIMON À L’ABBÉ DE RANCÉ.

après ma mort, je ne me suis arrêté à ménager personne par aucune considération ; mais voyant cette espèce d’ouvrage qui va grossissant tous les jours avec quelque complaisance de le laisser après moi, et aussi ne voulant point être exposé aux scrupules qui me convieroient à la fin de ma vie de le brûler comme ç’avoit été mon premier projet, et même plus tôt, à cause de tout ce qu’il y a contre la réputation de mille gens, et cela d’autant plus irréparablement que la vérité s’y rencontre tout entière et que la passion n’a fait qu’animer le style, je me suis résolu à vous en importuner de quelques morceaux, pour vous supplier par iceux de juger de la pièce et de me vouloir prescrire une règle pour dire toujours la vérité sans blesser ma conscience, et pour me donner de salutaires conseils sur la manière que j’aurai à tenir en écrivant des choses qui me touchent particulièrement et plus sensiblement que les autres. J’ai donc choisi la relation de notre procès contre MM. de Luxembourg père et fils, qui a produit des rencontres qui m’ont touché de presque toutes les plus vives passions d’une manière autant ou plus sensible que je l’aie été en ma vie, et qui est exprimée en un style qui le fait bien remarquer. C’est, je crois, tout ce qu’il y a de plus âpre et de plus amer en mes Mémoires, mais, au moins, y ai-je tâché d’être fidèle à la plus exacte vérité. Je l’ai copiée d’iceux, où elle est écrite éparse çà et là selon l’ordre des temps auxquels nous avons plaidé, et mise ensemble ; et, au lieu d’y parler à découvert comme dans mes Mémoires, je me nomme dans cette copie comme les autres, pour la pouvoir garder et m’en servir sans que j’en paroisse manifestement l’auteur. J’y ai joint aussi deux portraits pour servir d’échantillon au reste, quoique en bien celui de M. d’Aguesseau pût suffisamment servir à ceux de ce genre, duquel il y en a bien moins qu’en mal. Je vous supplie très-humblement de vouloir garder ce que je vous envoie, jusqu’à ce que je l’aille moi-même chercher, espérant avoir ce délice tout aussitôt après Pâques, et vous porter en même