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INTRODUCTION.

qu’il a donné des yeux pour les tenir exactement fermés sur tous les événements et les personnages du monde ; du sens et de la raison, pour n’en faire d’autre usage que de les abrutir, et pour nous rendre pleinement grossiers, stupides, ridicules, et parfaitement incapables d’être soufferts parmi les plus charitables même des autres hommes ?

Rendons au Créateur un culte plus raisonnable, et ne mettons point le salut que le Rédempteur nous a acquis au prix indigne de l’abrutissement absolu, et du parfait impossible. Il est trop bon pour vouloir l’un, et trop juste pour exiger l’autre. Fuyons la folie des extrémités qui n’ont d’issue que les abîmes, et, avec saint Paul, ne craignons pas de mettre notre sagesse sous la mesure de la sobriété, mais de la pousser au delà de ses justes bornes. Servons-nous donc des facultés qu’il a plu à Dieu de nous donner, et ne croyons pas que la charité défende de voir toutes sortes de vérités, et de juger des événements qui arrivent, et de tout ce qui en est l’accompagnement. Nous nous devons pour le moins autant de charité qu’aux autres ; nous devons donc nous instruire pour n’être pas des hébétés, des stupides, des dupes continuelles. Nous ne devons pas craindre, mais chercher à connoître les hommes bons et mauvais pour n’être pas trompés, et sur un sage discernement régler notre conduite et notre commerce, puisque l’une et l’autre est nécessairement avec eux, et dans une réciproque dépendance les uns des autres. Faisons-nous un miroir de cette connoissance pour former et régler nos mœurs, fuir, éviter, abhorrer ce qui doit l’être, aimer, estimer, servir ce qui le mérite, et s’en approcher par l’imitation et par une noble ou sainte émulation. Connoissons donc tant que nous pourrons la valeur des gens et le prix des choses ; la grande étude est de ne s’y pas méprendre au milieu d’un monde la plupart si soigneusement masqué ; et comprenons que la connoissance est toujours bonne, mais que le bien ou le mal consistent dans l’usage que l’on en fait. C’est là où il