Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
liv
INTRODUCTION.

faut mettre le scrupule, et où la morale chrétienne, l’étendue de la charité, en un mot la loi nouvelle doivent sans cesse éclairer et contenir nos pas, et non pas le jeter sur les connoissances dont on ne peut trop acquérir.

Les mauvais, qui dans ce monde ont déjà tant d’avantages sur les bons, en auroient un autre bien étrange contre eux, s’il n’étoit pas permis aux bons de les discerner, de les connoître, par conséquent de s’en garer, d’en avertir à même fin, de recueillir ce qu’ils sont, ce qu’ils ont fait à propos des événements de la vie, et, s’ils ont peu ou beaucoup figuré, de les faire passer tels qu’ils sont et qu’ils ont été à la postérité, en lui transmettant l’histoire de leur temps. Et d’autre part, quant à ce monde, les bons seroient bien maltraités de demeurer, comme bêtes brutes, exposés aux mauvais sans connoissance, par conséquent sans défense, et leur vertu enterrée avec eux. Par là toute vérité éteinte, tout exemple inutile, toute instruction impossible, et toute providence restreinte dans la foi, mais anéantie aux yeux des hommes.

Distinguons donc ce que la charité commande d’avec ce qu’elle ne commande pas, et d’avec ce qu’elle ne veut pas commander, parce qu’elle ne veut commander rien de préjudiciable, et que sa lumière ne peut être la mère de l’aveuglement. La charité qui commande d’aimer son prochain comme soi-même décide par cela seul la question. Par ce commandement elle défend les contentions, les querelles, les injures, les haines, les calomnies, les médisances, les railleries piquantes, les mépris. Tout cela regarde les sentiments intérieurs qu’on doit réprimer en soi-même, et les effets extérieurs de ces choses défendues dans l’exercice du commerce et de la société. Elle défend de nuire et de faire, même de souhaiter, du mal à personne ; mais quelque absolu que paroisse un commandement si étendu, il faut toujours reconnoître qu’il a ses bornes et ses exceptions. La même charité qui impose toutes ces obligations n’impose pas celle de ne pas voir les choses et les gens tels qu’ils sont.