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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/84

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[1692]
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MARIAGE DU DUC DE CHARTRES.

aversion d’une part, crainte de l’autre, et grand embarras de tous côtés.

Une après-dînée de fort bonne heure que je passois dans la galerie haute, je vis sortir M. le duc de Chartres d’une porte de derrière de son appartement, l’air fort empêtré, triste, suivi d’un seul exempt des gardes de Monsieur ; et, comme je me trouvois là, je lui demandai où il alloit ainsi si vite et à cette heure-là. Il me répondit d’un air brusque et chagrin qu’il alloit chez le roi qui l’avoit envoyé quérir. Je ne jugeai pas à propos de l’accompagner, et, me tournant à mon gouverneur, je lui dis que je conjecturois quelque chose du mariage, et qu’il alloit éclater. Il m’en avoit depuis quelques jours transpiré quelque chose, et comme je jugeai bien que les scènes seroient fortes, la curiosité me rendit fort attentif et assidu.

M. de Chartres trouva le roi seul avec Monsieur dans son cabinet, où le jeune prince ne savoit pas devoir trouver M. son père. Le roi fit des amitiés à M. de Chartres, lui dit qu’il vouloit prendre soin de son établissement, que la guerre allumée de tous côtés lui ôtait des princesses qui auroient pu lui convenir ; que, de princesses du sang, il n’y en avoit point de son âge ; qu’il ne lui pouvoit mieux témoigner sa tendresse qu’en lui offrant sa fille dont les deux sœurs avoient épousé deux princes du sang, que cela joindroit en lui la qualité de gendre à celle de neveu, mais que, quelque passion qu’il eût de ce mariage, il ne le vouloit point contraindre et lui laissoit là-dessus toute liberté.

Ce propos, prononcé avec cette majesté effrayante si naturelle au roi, à un prince timide et dépourvu de réponse, le mit hors de mesure. Il crut se tirer d’un pas si glissant en se rejetant sur Monsieur et Madame, et répondit en balbutiant que le roi étoit le maître, mais que sa volonté dépendoit de la leur.

« Cela est bien à vous, répondit le roi, mais dès que vous y consentez, votre père et votre mère ne s’y opposeront pas ; » et se tournant à Monsieur : « Est-il pas vrai, mon