Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/102

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C’étoient deux hommes uniquement occupés, n’osant dire noyés, dans leurs devoirs, et qui, au milieu de la cour où leurs places et leur faveur les rendoit des personnages, y vivoient comme dans un ermitage, dans la plus volontaire ignorance de ce qui se passoit autour d’eux. Charmés de l’abbé de Polignac, et n’en connoissant rien de plus, tous deux crurent faire un grand bien d’approcher un homme si agréablement instruit de Mgr le duc de Bourgogne, qui l’étoit tant lui-même, et si capable de s’amuser et de profiter encore dans des conversations telles que Polignac sauroit avoir avec lui. Le résoudre, le vouloir, l’exécuter, fut pour eux une même chose ; et voilà l’abbé au comble de ses souhaits. Nous verrons dans quelque temps jusqu’où il se poussa avec le jeune prince ; ce n’est pas encore le temps d’en parler, mais celui de revenir un peu sur nos pas.

Je vis tout le manège de Polignac autour de Chevreuse. Malheureusement pour moi, la charité ne me tenoit pas renfermé dans une bouteille comme les deux ducs. J’allai un soir à Marly, comme je faisois presque tous les jours, causer chez le duc de Beauvilliers tête à tête. Dès lors sa confiance dépassoit mon âge de bien loin, et j’étois à portée et même [dans] l’usage de lui parler de tout, et sur lui-même. Je lui dis donc ce que je remarquois depuis un temps de l’abbé de Polignac et du duc de Chevreuse ; j’ajoutai qu’il n’y avoit pas deux autres hommes à la cour, qui se convinssent moins que ces deux-là ; que, excepté Torcy, tous les gens avec qui cet abbé avoit les plus grandes liaisons étoient pour eux de contrebande ; qu’aussi n’étoit-ce que depuis peu que je voyois former et tout aussi naître cette liaison nouvelle ; que M. de Chevreuse étoit la dupe de l’abbé, et qu’il n’étoit que le pont par lequel il se proposoit d’aller jusqu’à lui, de le charmer par son langage comme il faisoit Chevreuse par les choses savantes ; que le but de tout cela n’étoit que de s’ouvrir par eux le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne. Je m’y prenois trop tard ; Beauvilliers