Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/235

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de tenter ce passage, impraticable de passer le Taner ailleurs, qu’ainsi il se trouveroit réduit à se résoudre à tout sur la perte de Turin qu’il ne pourroit empêcher après avoir fait tout le possible, et à la supporter sans y ajouter celle de l’armée impériale, inévitable, et par cela même inutile pour sauver Turin, en essayant follement de forcer un passage inattaquable. Telle fut la justification ou plutôt l’éloge de M. le duc d’Orléans par le prince Eugène à l’empereur dans une dépêche la plus secrète, que le roi et son ministre virent de la première main, puisque, faute de chiffre, elle leur avoit été envoyée pour la déchiffrer. Tel fut le désespoir que le roi et son ministre durent ressentir d’avoir donné de si fatales brassières à un prince qui en avoit si peu besoin, et encore de si mauvaises.

Marsin donc n’ayant pu être persuadé, ce fut au duc d’Orléans à céder, peu à peu à s’approcher de Turin et à joindre l’armée du siège. Il y arriva le 28 août au soir. La Feuillade, désormais sous deux maîtres présents, sembloit devoir devenir plus docile ; mais devenu si rapidement général en chef, et d’une si importante armée, il ne songea qu’à se conserver l’effective autorité. Il n’avoit besoin que de Marsin, sans lequel il n’ignoroit pas que le prince ne pouvoit rien. Avec celui-ci il n’eût pas trouvé son compte. Sa fortune ne dépendoit pas de Chamillart, il n’avoit d’objet que le succès d’où dépendoit sa gloire, et s’il eût été le maître, rien ne l’eût détourné de ce double objet. La Feuillade se tourna donc uniquement à se saisir du maréchal, et il prit sur lui un ascendant si fort qu’à l’ordre près qu’il donnoit après l’avoir reçu du prince, tout le reste demeura visiblement à La Feuillade, au grand malheur de la France.

Le but commun étoit bien de prendre Turin, mais la manière d’y parvenir et les moyens formèrent des contestations sans nombre. M. le duc d’Orléans fut d’abord justement scandalisé que La Feuillade eût changé tout ce qu’il avoit