Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/474

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de sa franchise, et lui faisoit dire bien des choses au delà de celles qu’il avoit dites, et en prenoit avantage, et ayant fait entendre à mon père l’injustice de leur conduite, l’on nous vint dire que M. Colbert entroit. Nous étant retirés, il resta seul avec mon père près d’une demi-heure. Étant sorti avec un visage fort sérieux, mon père nous dit qu’après les premières civilités, il lui avoit dit qu’il avoit ordre du roi de lui venir dire qu’il reconnoissoit que je n’apportois pas toutes les facilités que je pouvois pour terminer le procès de M. Fouquet, et qu’il sembloit, que j’affectois la longueur ; que le roi étoit persuadé que je ferois justice au fond, et ne prétendoit pas contraindre mes sentiments ; mais qu’il vouloit faire finir ce procès ; que la chambre de justice ruinoit toutes les affaires, et qu’il étoit fort extraordinaire qu’un grand roi, craint et le plus puissant de toute l’Europe, ne pût pas faire achever le procès à un de ses sujets, comme M. Fouquet ; qu’à cela il (mon père) lui avoit répondu qu’il étoit bien fâché que le roi ne fût pas satisfoit de ma conduite ; qu’il savoit que je n’avois que de bonnes intentions ; qu’il m’avoit toujours recommandé la crainte de Dieu, le service du roi, et la justice sans acception de personnes ; que la longueur du procès ne venoit pas de moi, mais parce qu’il étoit fort grand, et qu’on l’avoit rempli de trente, ou quarante chefs d’accusation, où il n’en falloit que deux ou trois ; qu’un prédicateur qui prêchoit la passion n’étoit pas trop long parlant trois heures, et quoique les autres sermons ne fussent que d’une heure ; qu’il faudroit que j’eusse perdu le sens de chercher à plaire à M. Fouquet, dont la fortune étoit abîmée, et déplaire au roi, qui avoit toutes les grâces en ses mains ; mais que je ne cherchois que la justice ; que tous mes avis étoient suivis dans la chambre ; que ceux mêmes qui ne l’avoient pas été d’abord l’avoient été depuis ; que même il apprenoit de tous côtés que je me conduisois de sorte que l’on ne pouvoit découvrir mes sentiments ; que sur, cela M. Colbert lui avoit dit que l’on remarquoit pourtant que je disois plus fortement et plus gaiement les raisons de M. Fouquet que celles du procureur général ; qu’il lui avoit répliqué qu’un rapporteur étoit obligé de faire valoir toutes les raisons ; que l’on m’avoit ôté l’intendance de Soissons, mais que je ne m’en plaindrois pas, et que cela ne m’empêcheroit pas de faire justice ; qu’il avoit peu de biens et moi aussi, mais que nous les avions de, nos pères et que nous en étions contents ; qu’il m’avoit toujours conseillé de faire justice sans acception de personnes et sans considération d’intérêt et de fortune ; et qu’ayant parlé des personnes qui me faisoient visite, M. Colbert avoit dit qu’on n’étoit pas en peine de cela, et qu’on savoit bien que je ferois justice, mais qu’on ne désiroit que l’expédition ; qu’il lui avoit répliqué que je faisois tout ce qui dépendoit de moi, travaillant soir et matin, et ne faisant autre chose ; et ainsi, après plusieurs discours de cette qualité, il s’étoit retiré.