Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/481

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les deux extrémités de l’Europe étant jointes ensemble, savoir Suède et Moscovie avec Espagne et France ! Par leur position, nul concours d’intérêt, nulle rivalité ne les eût mis en jalousie et en défiance, et on eût été jusques au bout si la mort ne fût venue rompre leurs desseins dès leur principe, en abattant la tète de l’auteur, qui s’exposoit aussi avec trop de prodigalité de son bonheur.

« Par ce projet, la Suède cédoit à la Russie l’Ingrie [1], l’Estonie et la Livonie ; mais de cette dernière province, la Suède se réservoit Riga et dépendances. Elle cédoit encore à la Russie un canton de Finlande. La Suède faisoit la conquête entière de la Norvège sur le Danemark, et cela étoit déjà bien avancé quand Charles XII fut tué ; ensuite Charles XII tomboit en Danemark et abolissoit le droit du Sund [2]. Pour en fermer le passage et obvier aux secours des Anglois, le czar mettoit sur pied une flotte formidable, qui se combinoit avec celle de Suède, alors sur un bon pied. On conquéroit sur la Pologne, à frais communs, une petite province fort à la convenance de la Russie. On donnoit à la Suède la Poméranie et le Mecklembourg. On dédommageoit le duc de Mecklembourg, alors en querelle avec ses sujets, comme il y est resté depuis ; on lui donnoit une province qu’on prenoit sur la Prusse. On attaquoit le roi de Prusse pour le punir de s’être mêlé, comme il avoit fait, de la précédente guerre de Pologne. On lui montroit que toutes ses belles troupes [3] n’étoient composées que de faquins. Et qui est-ce qui eût pu ni voulu le secourir ? On le privoit, comme j’ai dit, de ce qu’on donnoit en indemnité au duc de Mecklembourg, et de quelques postes à la convenance de la Russie. De là on entroit en Saxe et en Pologne ; on détrônait une seconde fois le roi Auguste pour replacer le roi Stanislas [4] sur le trône de Pologne. On ôtait encore au roi Auguste son électorat de Saxe, et on y mettoit la branche aînée de Saxe-Gotha.

« Le traité étoit déjà signé avec l’Espagne par les travaux qu’y avoit faits le cardinal Albéroni : l’Espagne envoyoit vingt vaisseaux de guerre au Sund, pour se joindre à ceux de Russie et de Suède et prévenir les Anglois. L’Espagne fournissoit cinq cent mille piastres par mois.

« De Danemark, Charles XII descendoit à Hambourg, obtenoit aisément de cette riche république de gros secours en argent, et la déchargeoit de toute tyrannie du Danemark. Bientôt le Danemark,

  1. Aujourd’hui partie de la province de Saint-Pétersbourg.
  2. C’est-à-dire le droit que l’on prélevait sur les navires qui traversaient le Sund.
  3. On sait que Frédéric-Guillaume Ier, alors roi de Prusse, s’attachait à organiser des régiments dont les hommes étaient remarquables par leur haute taille.
  4. Stanislas Leczinski.