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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/484

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confident de tout, et qu’il ne tenoit qu’à lui régent d’entrer dans l’alliance. Il lui montra ses pleins pouvoirs, où il y avoit carte blanche sur cela. Le régent se défioit cependant d’Albéroni, et qu’il n’y eût là dedans quelque article contre lui. Il voulut avant toutes choses gagner don Manuel ; il chargea Hogguer de lui offrir la plus forte récompense s’il vouloit quitter l’Espagne et s’attacher à la France, savoir : un million d’argent comptant, une belle terre, le cordon bleu, le grade de lieutenant général et un gouvernement.

« Hogguer s’acquitta de cette négociation en homme d’esprit et adroit ; mais il ne put si bien faire que don Manuel ne crût d’abord qu’il étoit trahi par Hogguer. Il s’emporta contre lui extrêmement ; le lendemain il l’envoya chercher ; il lui parla avec douceur, lui demanda même pardon de tout ce qu’il lui avoit dit la veille ; il ajouta qu’il voyoit bien cependant qu’il avoit perdu en un moment le fruit, du côté de l’Espagne, de tous ses travaux ; qu’il avoit le cœur serré ; qu’il n’avoit plus vingt-quatre heures à vivre, et que pour rien au monde il ne trahiroit sa patrie. En effet, don Manuel tomba dans une grosse fièvre ; on lui envoya Chirac[1] ; il mourut la nuit suivante.

« Albéroni chargea de la suite de cette affaire le marquis Monti[2], que nous avons gagné depuis, et qui a joué un grand rôle pour nous à l’élection du roi Stanislas en 1733, et décédé en 1737 ; mais il n’eut pas tout le secret de cette affaire comme don Manuel.

« Le régent continua à perfectionner cette négociation avec Hogguer. Voyant les pleins pouvoirs qu’il avoit de la Suède, il étoit charmé d’être si bien tiré d’une intrigue qui lui faisoit tant de peur pour ses propres intérêts. Il offrit d’abord cinq cent mille écus par mois à la Suède. Hogguer stipula de conclure sans l’abbé Dubois, puisque par là le traité de quadruple alliance alloit au diable, et qu’on soupçonnoit justement ledit abbé Dubois d’être pensionné par l’Angleterre[3].

« Tout étant d’accord entre le régent et Hogguer, le régent manda l’abbé Dubois, et, en présence d’Hogguer, il le traita de coquin et de cuistre. Voilà donc, dit-il, quels sont vos travaux pour découvrir la chose la plus capitale qu’il y eût alors en Europe. J’en ai plus fait en un quart d’heure avec cet homme, et ici, que vous dans toute l’Europe en six mois, et votre Angleterre, et le diable qui vous emporte.

« Il fut question de savoir qui on enverroit en Suède pour ratifier et achever les détails de conclusion. Le régent voulut que ce fût

  1. Chirurgien célèbre dont il est souvent question dans les Mémoires de Saint-Simon.
  2. Voy. sur ce personnage les t. XV et XVII de Saint-Simon. Il y parle du rôle que joua Monti à l’occasion de l’élection du roi de Pologne.
  3. Saint-Simon l’affirme positivement dans plusieurs passages de ses Mémoires.