Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 15.djvu/247

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aux dépens du peuple. Je l’étois encore de cette différence de provinces également sujettes du roi, dans une partie desquelles la gabelle est rigoureusement établie, tandis que le sel est franc dans les autres, dont le roi ne tire pas moins pourtant, et qui jouissent d’une liberté à cet égard qui fait regarder avec raison les autres comme étant dans la plus arbitraire servitude de tous les fripons de gabeleurs, qui ne vivent et ne s’enrichissent que de leurs rapines. Je conçus donc le dessein d’ôter la gabelle, de rendre le sel libre et marchand, et pour cela de faire acheter par le roi, un tiers plus que leur valeur, le peu de salines qui se trouvent appartenir à des particuliers ; que le roi les eût toutes ; qu’il vendît tout le sel à ses sujets, au taux qui y seroit mis, sans obliger personne d’en acheter plus qu’il ne voudroit. Il n’y avoit guère que les salines de Brouage à acquérir. Le roi gagnoit, par la décharge des frais de cette odieuse ferme, et outre tout ce que le peuple y gagnoit par la liberté, et l’affranchissement des pillages sans nombre qu’il souffre de ce nombre monstrueux d’employés, qui mourroient de faim s’ils s’en tenoient à leurs gages ; l’État y auroit considérablement profité du côté des bestiaux, comme il se voit à l’œil, par la différence de ceux à qui on donne un peu de sel, dans les pays qui n’ont point de gabelle, d’avec ceux à qui la cherté de la contrainte du sel empêche d’en donner.

Je le proposai au régent qui y entra avec joie. L’affaire, mise sur le tapis, alloit passer, quand Fagon et d’autres magistrats des finances qui n’avoient pu s’y opposer d’abord, prirent si bien leurs mesures qu’ils firent échouer le projet. Quelque temps après j’y voulus revenir, et j’eus tout lieu de croire la chose assurée et qu’elle seroit faite dans la huitaine. Les mêmes, qui en eurent le vent, la firent encore avorter. Outre les avantages que je viens d’expliquer, c’en eût été un autre bien essentiel de réduire cette armée de gabeleurs, vivant du sang du peuple, à devenir soldats, artisans ou laboureurs.