Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 15.djvu/465

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aimable et plein d’enjouement, avec cela un esprit nerveux, une âme forte, le cœur aussi courageux que l’esprit, de la finesse dans les aperçus, de la justesse dans le discernement ; peut-être ne se connoissoit-il pas lui-même ; il ignoroit la portée de son génie.

« Parfois il éprouvoit bien des tracasseries de la part de ceux de sa compagnie : on trouvoit qu’il passoit vite sur les formes pour en venir plus tôt au fond et, à l’essentiel, c’est-à-dire à la justice. Il accommodoit les procès, épargnoit les épices aux plaideurs ; il faisoit beaucoup de bien ; c’en étoit assez pour causer le récri de ces êtres entichés des droits, c’est-à-dire des profits de leurs charges.

« Mais voici le commencement de la fortune de mon père, élévation qu’il ne dut assurément qu’à lui-même et à ses talents, auxquels il ne manquoit qu’un plus grand théâtre pour être généralement reconnus. En 1691 ou 1692, on envoya dans les provinces une commission des Grands Jours [1] . L’un des commissaires fut M. de Caumartin, qui est devenu mon oncle. Quand la commission vint à Angoulême, elle fut frappée au premier abord du mérite du lieutenant général ; il leur partit bien au-dessus de tout ce qu’ils avoient rencontré dans leur tournée. M. de Caumartin, qui se piquoit de connoissances généalogiques, connoissoit d’avance notre famille et le rang qu’elle avoit tenu en Touraine ; il s’engoua particulièrement pour mon père. M. de Caumartin étoit allié de M. de Pontchartrain, et jouissoit d’un grand crédit près de ce ministre. Il pressa mon père de l’accompagner à Paris. Tous les commissaires se joignirent à lui ; il n’y eut qu’une voix, offres sincères de service. Mon père refusa quelque temps ; il n’aimoit point les chimères. Pourtant, au bout de peu de mois, une affaire majeure l’appela à Paris et l’y fit séjourner.

« M. de Caumartin en profita pour le faire connoître de M. de Pontchartrain, pour lors contrôleur général, et depuis chancelier de France. M. de Pontchartrain reconnut la vérité de ce qui lui avoit été dit, et retint mon père près de lui. Il le chargea d’abord, pour l’éprouver, de quelques commissions fort épineuses, dont il se tira avec succès. Telle fut celle de réformer les amirautés, de revoir les règlements de marine, de recomposer le tribunal des prises ; et dans ces affaires de marine, mon père se rendit si capable en peu de temps, que, M. de Pontchartrain le borgne [2]. Q ayant été reçu en survivance, on lui donna mon père pour instructeur.

« Ensuite il eut la commission de procureur général pour la recherche des francs fiefs et des amortissements. Il y fit des travaux

  1. Il s’agit probablement ici de la commission des Grands Jours, qui se rendit à Poitiers en 1688. Voy. la Notice sur les Grands Jours, à la suite des Mémoires de Fléchier (édit. Hachette, p. 315).
  2. Fils du chancelier.