Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 15.djvu/466

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incroyables et fit rentrer au roi plusieurs millions, ne s’attirant que respect et éloge de sa justice et de son intégrité de la part des parties mêmes que l’on recherchoit. Mon père se délit alors de sa charge d’Angoulême. M. de Caumartin lui fit épouser sa sœur, et M. de Pontchartrain approuva ce mariage. Mon père avoit quarante et un ans ; il étoit bien fait, une physionomie plus expressive qu’agréable. Ma mère eût pu faire un meilleur mariage pour la fortune, mais elle refusa tout autre parti dès qu’elle l’eut connu.

« Ce mariage et l’obligeance de quelques amis mirent mon père en état d’acheter une charge de maître des requêtes, sans laquelle, de son temps, on ne pouvoit parvenir à rien ; car il régnoit alors des principes d’ordre qu’on néglige beaucoup trop sous le règne actuel [1]. Son heureuse étoile voulut qu’elles fussent à très bas prix. Mon père recueillit aussi quelques héritages en ligne collatérale. Le vicomte d’Argenson, son oncle, qui fut, pendant plusieurs années [2], gouverneur de la Nouvelle-France (ou Canada), lui donna ou assura, en faveur du mariage, la plus grande partie de sa fortune, entre autres son hôtel, vieille rue du Temple, où mon père alla demeurer en 1696.

« Ainsi mon père put s’établir, prendre femme et charge. Peu de temps après, il fut question pour lui de l’intendance de Metz. On préféra lui confier la police de Paris, M. de La Reynie s’étant retiré. On sait comment il s’est acquitté de cette charge, et quels talents il y a déployés. Dans cette charge, mon père étoit véritablement ministre : il travailloit directement avec le feu roi, et étoit avec ce monarque en correspondance continuelle. Il a été dis fois question de l’appeler au ministère : la brigue de cour, la ligue des ministres s’y sont toujours opposées, toujours sous le prétexte qu’on ne sauroit trouver personne pour le remplacer à la police de Paris en des temps aussi difficiles que ceux de la dernière guerre. On l’a cru l’ami des jésuites beaucoup plus qu’il ne l’étoit en effet. Il les connoissoit mieux que personne, et n’a jamais fait grand’chose pour eux. Or ces gens n’aiment point qu’on ne travaille qu’à demi dans leurs intérêts. Mon père étoit aussi médiocrement bien avec Mme de Maintenon : elle savoit l’apprécier ; mais il étoit peu lié avec cette dame. Il étoit attaché au maître en droiture. Les ministres le craignoient ; les courtisans l’évitoient autant qu’il savoit se passer d’eux. M. de Bâville a été précisément dans la même situation en Languedoc, où ses succès l’ont confiné, mais lui ont valu un pouvoir souverain.

« Mon père possédoit à la fois la sagesse de volonté et le courage d’exécution. Au milieu du travail immense dont il étoit surchargé, mon père a toujours été le plus imponctuel de tous les hommes : il ne

  1. Le marquis d’Argenson écrivait sous le règne de Louis XV.
  2. 1657-1660.