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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 15.djvu/468

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suivant l’expression d’un contemporain, une vraie Catilinade dont mon père fut le Cicéron.

« Personne ne parloit mieux en public que mon père ; moins brillant par une érudition de légiste que par une éloquence forte de choses, de grandes maximes et de pensées élevées.

« Il fallut ensuite réparer les brèches ouvertes par les ennemis de l’État. Nul ne savoit mon père propre à l’administration des finances comme il se l’est montré ; mais la qualité d’homme sage, aimant le bien public, ferme, travailleur et bon économe, est de beaucoup préférable à cette maudite science financière qui a perdu la France. Mon père n’a jamais été la dupe de Law, et je pense même que, s’il n’eût dépendu que de lui, il eût donné la préférence aux projets de MM. Pâris, qui, voulant opposer système à système, avoient un plan d’actions sur les fermes qui devoit nécessairement pâlir devant le funeste clinquant des actions mississippiennes. Law et mon père ne s’accordèrent jamais pleinement ensemble. Pourtant mon père fit la faute de remettre au lendemain lorsqu’il reçut l’ordre d’arrêter Law et de l’enfermer à la Bastille, et c’est ce qui décida sa disgrâce. Mon père en fut peu affecté ; mais il le fut beaucoup plus lorsqu’il vit que cette défaveur entraînoit aussi celle de mon frère [1], malgré la promesse contraire qu’il avoit reçue du régent.

« Mon père conduisoit les choses de son ministère avec un secret admirable. En voici la preuve. J’avois soupé en ville ; je rentrois chez moi à une heure après minuit ; le suisse me dit que M. le garde des sceaux me demandoit. Il s’agissoit d’écrire quinze lettres circulaires, sur sa minute, à autant d’intendants, et de ne me pas coucher que tout ne fût terminé. Mon frère avoit fini sa tâche qui étoit d’autant, et s’étoit couché par ordre de mon père. Je pris du café et ne me mis au lit qu’à quatre heures du matin. Il s’agissoit d’une augmentation de monnaies qui surprit tout le monde ; car on avoit fait courir le bruit d’une diminution. Le lendemain cet édit fut publié, et l’on fit porter nos lettres par des courriers. Ainsi mon père ne s’étoit point fié à la discrétion de ses commis ; il avoit poussé la prévoyance jusqu’à venir s’assurer par lui-même si nous nous étions couchés tous les deux après avoir terminé nos écritures, l’appât d’un bénéfice sûr pouvant être pour tous autres une violente tentation de divulguer ce secret. »

  1. Le comte d’Argenson, qui fut ministre de la guerre sous le règne de Louis XV.