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PENSÉES D’AOÛT.

L’artiste est entendu tout bas du solitaire :
Quel facile unisson aux cordes de mystère !
Que d’échanges subtils au passage compris !
Et cette âme qui va diminuant son prix,
Comme elle est celle encor que devrait le génie
Vouloir pour juge en pleurs, pour cliente bénie !

Mais ce n’est pas aux doux et chastes seulement,
Aux intègres de cœur, que contre un flot dormant
Un malheur vient rouvrir les voiles desserrées
Et remorquer la barque au delà des marées :
Un seul devoir tombant dans un malheur sans fond
Jette à l’âme en désastre un câble qui répond ;
Fait digue à son endroit aux vagues les plus hautes ;
Arrête sur un point les ruines des fautes ;
Et nous peut rattacher, en ces ans décisifs,
Demi-déracinés, aux rameaux encor vifs.

Ramon de Santa-Cruz, un homme de courage
Et d’ardeur, avait, jeune, épuisé maint orage,
Les flots des passions et ceux de l’Océan.
Commandant un vaisseau sous le dernier roi Jean
En Portugal, ensuite aux guérillas d’Espagne.
Le Brésil et les mers et la rude montagne
L’avaient vu tour à tour héroïque d’effort ;
Mais l’âme forte avait plus d’un vice du fort.
Pour l’avoir trop aidé, proscrit du roi son maître :
À Bordeaux, — marié, — des torts communs peut-être,
Ses âpretés surtout et ses fougues de sang
Éloignèrent sa femme après un seul enfant.
À Paris, de projets en projets, et pour vivre,
Ayant changé son nom, il entreprit un livre,
Quelque Atlas brésilien-espagnol-et-naval ;…
Alors je le connus ; — mais, l’affaire allant aval,