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PORT-ROYAL

pant, à fâcher ses parents si bons, et de plus à vivre sans honneur ; car elle savait bien, dit-elle, qu’il ne pouvait y en avoir qu’à vivre selon sa condition. Dans ce conflit, au lieu d’avoir recours à Dieu par la prière, elle se mit, pour divertissement, à lire les Vies de Plutarque et autres livres profanes. — En les lisant alors, et depuis en s’accusant de les avoir lus, elle ne se doutait pas qu'elle paraîtrait, dans les fastes chrétiens du dix-septième siècle, comme quelque chose d’héroïque à son tour, et de comparable en caractère à ce que les Cornélie, les Clélie, ou les mères de Sparte, pouvaient paraître dans l’Antiquité, et que toute une classe de disciples et de fervents, pour la distinguer d’une autre célèbre Angélique, sa nièce, la surnommeraient grande et première comme on a fait pour les Scipions.

Sa jeune sœur, qui souvent partageait ses jeux (car elle l’envoyait chercher à Saint-Cyr dans le carrosse qui était resté de feu la dernière abbesse de Port-Royal), cette autre intéressante enfant, qui devint la mère Agnès, offrait dès lors un naturel tout différent : fort dévote aux offices, comme une personne qui sera adonnée au choeur ; sage, exacte, mais vaine et glorieuse, romanesque d’imagination, au point de demander à Dieu pourquoi il ne l’avait pas fait naître Madame de France (qui a été depuis reine d’Espagne) ; quelque chose d’espagnol comme chez M. d’Andilly, et qui deviendra aisément mystique dans le sens de sainte Thérèse. La mère Angélique, comme ensuite le grand Arnauld, son dernier frère, avait une nature d’esprit plus ferme, plus latine, et qui aurait plutôt tourné à la Plutarque et à la romaine. Voilà de grands noms, mais que la suite du récit justifiera, je l’espère.

Malgré les distractions de promenade ou de lecture, l’ennui revenait vite ; l’aversion allait s’augmentant chez notre jeune abbesse, et, vers quinze ans, elle rou-