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Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/115

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LIVRE TROISIÈME.

innove, il trouve moyen de généraliser le moins qu’il peut[1]. Tout à côté surtout il n’a pas le sentiment de la vie physiologique, comme on dirait aujourd’hui ; géomètre et mécanicien, je ne sais s’il jugeait exactement avec Descartes les animaux de purs automates[2], il les séparait du moins de l’homme par un abîme qui ne laissait place à aucun degré de comparaison. Tout ceci revient à dire que Pascal manquait de certains aperçus de philosophie naturelle ou historique ; qu’il ne portait pas son regard vers certains horizons qui sont sujets peut-être à se confondre dans un lointain nébuleux, mais que d’autres esprits ont embrassés, ne fût-ce que par des échappées sublimes ou perçantes[3]. Ce manque, chez Pascal, qui semble même un retranchement voulu par lui, que je ne lui reproche pas et que je constate, tient à ses qualités les plus directes. Esprit logique, géométrique, scrutateur des causes, fin, net, éloquent, il me représente la perfection de l’entendement humain en ce que cet entendement a de plus défini, de plus distinct en soi, de plus détaché par rapport à l’Univers. Il se replie et il habite au sommet de la pensée proprement dite (arx mentis), dans une sphère de clarté parfaite. Clarté d’une part et ténèbres partout au delà, effroyables espaces, il n’y a pas de milieu pour lui. Il ne se laisse pas flotter

  1. Ainsi, après Copernic et Galilée, il ne parle pas du mouvement de la terre comme d’une vérité tout à fait démontrée. Quand il renonce à l’horreur du vide, il ne le fait qu’à regret et contraint par la force de la vérité.
  2. Baillet et mademoiselle Périer l’assurent.
  3. Il est bon d’avoir ici présents, comme contraste et comme fond de tableau, le Ve livre de Lucrèce, la Ve et la VIIe Époque de la Nature de Buffon. En regard de ces deux vastes esprits naturalistes, si le point de vue de Pascal se resserre et se rétrécit beaucoup, il se définit mieux. Je reviendrai d’ailleurs, à l’occasion des Pensées, sur Buffon surtout, qui, sans en avoir l’air, est le grand antagoniste.