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LIVRE TROISIÈME.

choses, dans la page suivante que peu de personnes iraient chercher dans son volume, et qu’aucun lecteur équitable ne me reprochera d’insérer ici :

« … On en voit, dit-il de ses confrères, quelques-uns à la Cour en crédit, en réputation, respectés, applaudis, honorés de la bienveillance ou de la confiance des Princes, tandis qu’un très-grand nombre meurent de froid et de faim dans les forêts du Canada ; d’autres vont rainer, de gaieté de cœur, leur santé pour le reste de leur vie dans les îles de l’Amérique Méridionale, où, de trente qui y passeront, il ne s’en trouvera pas deux qui ne succombent avec le temps à la malignité de l’air ; sans parler des gibets de l’Angleterre, des feux et des fosses du Japon, qui ont été le partage d’un grand nombre de leurs missionnaires. Car on le dit nettement et on l’imprime publiquement, que les Jésuites qui sont en ces pays-là ne valent pas mieux que ceux de France. Qu’on dise tant qu’on voudra qu’ils trafiquent et qu’ils s’enrichissent dans ces pays éloignés : ce seroit mettre un peu trop au commerce ; et je ne sache guère de marchands qui voulussent l’être à ce prix. Ces bons Pères iront donc se faire rôtir et manger tout vivants par les Iroquois, passer les hivers dans les bois avec les Sauvages, sans autre retraite qu’une cabane d’écorce, où la fumée aveugle et étouffe ceux qui s’y mettent à l’abri du froid ; et cela pour avoir l’honneur d’établir partout la Morale relâchée, d’étendre la gloire de leur Société, et pour donner lieu aux prédicateurs, qu’on prie quelquefois de prêcher le jour de saint Ignace, de faire compliment aux Jésuites de Paris sur leur zèle, sur leurs fonctions et sur leurs travaux apostoliques ? Si cela est, je ne désespère pas qu’on ne voie naître un jour quelque Société de brigands qui, s’unissant tous dans le dessein de voler, de piller, de tuer, conviendront ensemble que quelques-uns d’entre eux jouiront paisiblement du butin et du fruit des fatigues des autres, sans jamais s’exposer à aucun péril ; et que ceux-ci, après avoir bien volé et bien pillé, sans tirer nul profit de leur peine, se feront pendre et rompre tout vifs sur les échafauds, uniquement pour l’intérêt et pour la sûreté de leurs compagnons[1]. »

  1. Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, IIe Entretien.