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LIVRE TROISIÈME.

avait à Clermont le plus éloquent et le plus accommodant évêque, l’orateur doué entre tous de la veine la plus riche et la plus abondante dont ait joui la parole française, l’aimable et brillant Massillon. Il coupa court aux tracasseries d’un curé fanatique qui s’était avisé d’inquiéter la pieuse demoiselle au lit de mort sur l’article de la Bulle, et il envoya près d’elle un vicaire pour lui porter sans conditions les sacrements ; il n’était pas de ceux dont la constance est si rigide. Sa foi même, dit-on, s’était tempérée à temps : elle n’avait pas creusé (tant s’en faut) jusqu’au fanatisme. On se rappelle qu’il avait eu la condescendance de donner un certificat de vie et mœurs, comme on disait, au cardinal Dubois. Les Jansénistes, qui ne lui ont pas su assez de gré de son bon procédé envers Marguerite Périer, ont recueilli sur son compte des anecdotes dont quelques-unes ne laissent pas d’être piquantes. M d’Étemare, à qui on les doit d’original[1], était, après tout, un homme de beaucoup d’esprit et bien informé. En faisant la part des exagérations, il en résulte assez clairement que Massillon, jeune et dans l’Oratoire, avait eu une veine de ferveur qui plus tard s’était fort calmée ; son talent naturel, comme il arrive à tant de grands talents, était resté chez lui assez indépendant du fond de l’inspiration même. Si le Père Massillon, du temps qu’il était à Saint-Honoré, avait paru bien humble et occupé uniquement de l’Éternité, l’évêque vieillissant semblait avoir légèrement oublié son sermon sur le petit nombre des Élus. Aux années où il prêchait devant la Cour, il disait à quelqu’un qui lui parlait de ses sermons : « Quand on approche de cette avenue de Versailles, on sent un air amollissant. » Cet air avait fini par agir sur son éloquence même[2], et, pré-

  1. Anecdotes recueillies près de M. d’Étemare à Rhynwick en Hollande, dans les manuscrits de la Bibliothèque de Troyes.
  2. Voir dans l’ancien Journal des Savants (octobre 1759) une