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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

l’Institution théologique de Proclos : on y verra la nullité de toute cette méthode. L’auteur y entasse les abstractions telles que l’un, le multiple, le bien, le créant et le créé, l’indépendant, la cause, le meilleur, le mobile, l’immobile, le mû, etc…[1] mais pour les intuitions, auxquelles ces abstractions sont redevables de leur origine et de tout leur contenu, l’auteur les ignore et les dédaigne injustement ; puis au moyen de ces concepts il construit une théologie ; le but de cette construction, le Θέος est tenu caché, et l’auteur a l’air de procéder sans malice, comme si, dès la première page, le lecteur ne savait pas aussi bien que lui où tout cela veut aboutir. J’ai déjà cité plus haut un fragment de cet ouvrage. En vérité l’œuvre de Proclos est particulièrement propre à démontrer combien inutiles et illusoires sont les combinaisons de concepts abstraits ; chacun en effet en peut tirer ce qu’il veut, particulièrement s’n exploite en vue de ses fins la variété de sens que présente plus d’un mot, tel que par exemple ϰρεῖττον. Si l’on se trouvait en tête-à-tête avec un tel constructeur de concepts, on ne pourrait s’empêcher de lui demander naïvement où sont les choses sur lesquelles il a tant de renseignements à nous donner, d’où viennent les lois d’où il tire ses conclusions au sujet de ces mêmes choses. Alors il serait bientôt forcé de recourir à l’intuition empirique, laquelle est la seule représentation du monde réel, la seule source de tous ces concepts. Puis on n’aurait plus qu’une seule question à lui poser : « Pourquoi donc n’êtes-vous pas parti honnêtement et de bonne foi de l’intuition donnée de ce monde ? Vous auriez pu à chaque pas confirmer vos affirmations au moyen de cette intuition, au lieu d’opérer avec des concepts qui n’en sont jamais que des extraits et qui par suite ne peuvent avoir aucune valeur au delà de l’intuition d’où ils émanent. » Mais c’est là précisément que gît toute la finesse : les philosophes de cette sorte prennent des concepts, dans lesquels, grâce à l’abstraction, on conçoit comme séparé ce qui est inséparable et comme uni ce qui est inconciliable ; grâce à ces concepts, ils s’en vont par de la l’intuition d’où émanent les concepts et conséquemment par de la les limites d’application de ces concepts eux-mêmes ; ils passent dans un monde tout différent de celui qui leur a fourni leurs matériaux, dans un monde d’inventions cérébrales fantastiques. J’ai cité ici Proclos parce que chez lui le procédé est particulièrement visible en raison de la naïve impudeur avec laquelle il l’emploie ; mais on trouve aussi chez Platon quelques exemples de la même méthode, quoique moins frappants ; d’ailleurs, d’une manière géné-

  1. Ἓν, πλῆθος, ἀγαθὸν, παράγον ϰαὶ παραγόμενον, αύταρϰὲς, αἴτιον, ϰρεῖττον, ϰινητὸν, αϰινητὸν, ϰινούμενον etc.