Page:Stern - Mes souvenirs, 1880.djvu/146

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J’avais lu, j’avais entendu dire qu’on mourait, mais je n’avais jamais vu mourir personne. La mort, c’était pour moi un mot abstrait qui ne se traduisait à mes yeux par aucune image. Je n’avais même jamais vu de malade, mon père et ma mère étant tous deux d’une santé parfaite. Comment dire, comment dépeindre la secousse, l’étonnement sinistre qui de la plus entière sécurité me jeta soudain en présence de ce Roi des épouvantements dont les plus grands courages et les plus hautes sagesses ne sauraient soutenir, sans un effort, l’aspect horrible ?

C’était dans la première semaine d’octobre 1819 ; nous étions au Mortier. Je revenais d’une promenade dans le grand bois, et je rentrais à la maison bruyamment, causant et riant avec ma Généreuse, quand Marianne, qui m’attendait sur le perron, me dit de faire silence, que mon père était malade et couché. Elle avait, en me parlant, l’air très-sérieux. Me taisant aussitôt, je cours à la porte de mon père, j’y reste un moment, n’osant ni frapper ni parler. Le cœur me battait. Enfin je prends courage, j’entre avec précaution ; je jette un regard craintil sur le lit, qui se trouvait tout près de la porte. Mon père était assoupi. Il ouvrit les yeux, me vit, me fit signe d’approcher, me demanda d’où je venais ; je le lui dis. « Je suis bien aise que tu t’amuses, reprit-il d’une voix étrange, en me regardant