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LE RÉGIME MODERNE


De cette façon, le gouvernement qui, à l’endroit de la jeunesse, s’est adjugé le monopole de l’enseignement, s’adjuge, à l’endroit des hommes faits, le monopole de l’histoire.

V

Si Napoléon se précautionne ainsi contre les gens qui pensent, c’est surtout parce que leur pensée, une fois écrite par eux ou par d’autres, arrive au public[1], et que, selon ses maximes, le souverain a seul le droit de parler au public. Entre l’écrivain et les lecteurs, toute communication est interceptée d’avance par une triple et quadruple ligne de barrières, à travers lesquelles un guichet long, tortueux, étroit, est l’unique passage, et où le manuscrit, comme un ballot de marchandises suspectes, ne passe que sondé à fond, vérifié à plusieurs reprises, après avoir péniblement obtenu son certificat d’innocuité et son permis de circulation. Aussi bien, dit Napoléon, « l’imprimerie[2] est un arsenal qu’il importe de ne pas mettre à la portée de tout le monde… Il m’importe beaucoup que ceux-là seuls puissent imprimer qui ont la confiance du gouvernement ; celui qui parle au public par l’impression est comme celui

  1. Villemain, Souvenirs contemporains, I, 145 (Paroles de M. de Narbonne au sortir de plusieurs entretiens avec Napoléon en 1812). « L’Empereur, si puissant, si victorieux, n’est inquiet que d’une chose au monde, les gens qui parlent, et, à leur défaut, les gens qui pensent. Et cependant il les aime assez, ou du moins il ne peut s’en passer. »
  2. Welschinger, 30 (Séance du Conseil d’État, 12 décembre 1809).