Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/263

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plus clairement à celle de l’affirmer et du nier, qu’on les considère sous une forme plus pure et plus nette, plus dégagée de leur premier trouble. Tous les sentiments, en effet, passent de l’état aigu à l’état chronique, et c’est ce dernier qui les caractérise le mieux. On connaît les hommes bien moins d’après leurs émotions vives que d’après la traînée qu’elles laissent et prolongent en eux. À la suite d’une série d’enorgueillissements ou d’humiliations, un homme s’installe en orgueil paisible ou une humilité habituelle qui s’incorpore à son caractère inné. Le sentiment paternel ou même maternel a été peu à peu formé en chacun de nous par une suite de petites ou grandes émotions causées par les enfants. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de « mémoire affective » dans le sens où l’entend M. Ribot, il y a à coup sûr, une habitude affective qui importe plus que ses sources[1]. Or la joie causée par une bonne nouvelle qui tout à coup change à nos yeux avantageusement notre position sociale, qui nous délivre de préoccupations d’avenir, n’est vive qu’au début ; mais elle va se répétant et s’accumulant, à mesure qu’elle perd de sa vivacité initiale, dans les profondeurs de notre conscience, j’allais dire de notre organisme, dont elle modifie le rythme respiratoire et circulatoire, et où elle dépose en quelque sorte des sécurités, des certitudes chroniques, alluvion de nos certitudes aiguës du premier moment. De même, notre douleur, notre tristesse aiguë, à la suite d’une nouvelle

  1. Les sentiments sous ce rapport ressemblent aux jugements et aux perceptions. Nos perceptions, jugements aigus^ se consolident par la répétition interne, en jugements subconscients, organisés, chroniques dont la présence n’est sentie que lorsqu’une brusque contradiction les réveille en sursaut.