Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/223

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cette vie d’esclave, au mois de mai de cette même année 1774, je pris tout-à-coup la résolution de partir pour Rome, pour voir enfin si les voyages et l’absence pourraient me guérir de cette passion maladive. Je saisis l’occasion d’une violente querelle que j’eus avec ma maîtresse (ces occasions n’étaient que trop fréquentes), et le soir, je revins chez moi sans rien dire. J’employai tout le jour suivant à faire mes préparatifs. Ce jour-là, je ne retournai pas chez elle, et le lendemain, au petit point du jour, je pris la route de Milan. La dame ne le sut que la veille au soir (elle l’apprit sans doute de quelqu’un de mes gens) ; ce même soir, assez tard, elle me renvoya, suivant l’usage, mes lettres et mon portrait. Ce message commença déjà à me troubler, et ma résolution chancela ; toutefois, ayant repris courage, je partis pour Milan, comme je l’ai dit. J’arrivai le soir à Novarre. Tout le jour, j’avais été tiraillé par cette passion déplorable, et voici que le repentir, la douleur, la lâcheté, me donnent au cœur un si terrible assaut, que toute raison devenant vaine, sourd à la vérité, je change tout-à-coup de résolution. J’avais pris avec moi un abbé français ; je le laisse continuer le voyage avec ma voiture et mes domestiques, et leur dis d’aller m’attendre à Milan. Resté seul sur la route, je saute sur un cheval, six heures avant le jour, avec un postillon pour guide ; je cours toute la nuit, et le lendemain de bonne heure je me retrouve à Turin ; mais ne voulant pas, en m’y montrant, devenir la fable de tout le monde, je n’entre pas dans la ville : je m’ar-