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Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/349

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incomparable ; il était bon, compatissant, et, avec beaucoup d’élévation et de fierté, c’était l’âme la plus humaine. On ne connaît jamais aussi bien que dans la peine le prix et l’utilité d’un ami véritable. Sans mon ami, je serais aisément, je crois, devenu fou. Mais lui, voyant en moi un héros honteusement avili et tombé au-dessous de lui-même, quoiqu’il sût bien par expérience ce que pouvaient les noms de force et de vertu, se garda bien d’opposer à mon délire le langage inopportun et cruel d’une raison sévère et glacée ; mais il eut l’art d’affaiblir ma douleur et de la vaincre en la partageant avec moi. Oh ! don rare et céleste, en vérité ! savoir en même temps raisonner et sentir !

Cependant toutes mes facultés intellectuelles étaient ou amoindries ou endormies, il n’y avait pour moi qu’une occupation, une pensée, écrire des lettres ; et tant que dura cette troisième séparation, qui de toutes fut la plus longue, j’en écrivis vraiment des volumes. Ce que j’écrivais alors, je ne saurais le dire ; j’exhalais la douleur, l’amitié, l’amour, la colère, en un mot, toutes les passions contraires, indomptables d’un cœur trop plein, d’une âme mortellement blessée. Pendant ce temps, toute idée littéraire allait s’éteignant dans mon cœur et dans mon esprit. C’était au point que différentes lettres que j’avais reçues de Toscane à l’époque de mes ennuis de Rome, lettres remplies des plus amères critiques sur mes tragédies imprimées, ne firent pas alors sur moi plus d’effet que si l’on m’eût parlé des tragédies d’un autre. De ces lettres, quel-