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CHAPITRE CXXI.

L’entrevue de François Ier et de Henri fut longtemps célèbre par sa magnificence. Leur camp fut appelé le camp du drap d’or ; mais cet appareil passager et cet effort de luxe ne supposait pas cette magnificence générale et ces commodités d’usage si supérieures à la pompe d’un jour, et qui sont aujourd’hui si communes. L’industrie n’avait point changé en palais somptueux les cabanes de bois et de plâtre qui formaient les rues de Paris : Londres était encore plus mal bâtie, et la vie y était plus dure. Les plus grands seigneurs menaient à cheval leurs femmes en croupe à la campagne : c’était ainsi que voyageaient toutes les princesses, couvertes d’une cape de toile cirée dans les saisons pluvieuses ; on n’allait point autrement au palais des rois. Cet usage se conserva jusqu’au milieu du XVIe siècle. La magnificence de Charles-Quint, de François Ier de Henri VIII, de Léon X, n’était que pour les jours d’éclat et de solennité : aujourd’hui les spectacles journaliers, la foule des chars dorés, les milliers de fanaux qui éclairent pendant la nuit les grandes villes, forment un plus beau spectacle et annoncent plus d’abondance que les plus brillantes cérémonies des monarques du XVIe siècle.

On commençait dès le temps de Louis XII à substituer aux fourrures précieuses les étoffes d’or et d’argent qui se fabriquaient en Italie : il n’y en avait point encore à Lyon. L’orfévrerie était grossière. Louis XII l’ayant défendue dans son royaume par une loi somptuaire indiscrète, les Français firent venir leur argenterie de Venise. Les orfévres de France furent réduits à la pauvreté, et Louis XII révoqua sagement la loi.

François Ier, devenu économe sur la fin de sa vie, défendit les étoffes d’or et de soie. Henri III renouvela cette défense ; mais si ces lois avaient été observées, les manufactures de Lyon étaient perdues. Ce qui détermina à faire ces lois, c’est qu’on tirait la soie de l’étranger. On ne permit sous Henri II des habits de soie qu’aux évêques. Les princes et les princesses eurent la prérogative d’avoir des habits rouges, soit en soie, soit en laine. (1563) Enfin il n’y eut que les princes et les évêques qui eurent le droit de porter des souliers de soie.

Toutes ces lois somptuaires ne prouvent autre chose sinon que le gouvernement n’avait pas toujours de grandes vues, et qu’il parut plus aisé aux ministres de proscrire l’industrie que de l’encourager[1].

  1. Toute loi somptuaire est injuste en elle-même. C’est pour le maintien de leurs droits que les hommes se sont réunis en société, et non pour donner aux autres celui d’attenter à la liberté que doit avoir chaque individu de s’habiller, de se nourrir, de se loger, à sa fantaisie ; en un mot, de faire de sa propriété l’usage qu’il veut en faire, pourvu que cet usage ne blesse le droit de personne.

    Les lois somptuaires ont été très-communes chez les nations anciennes ; elles eurent pour cause l’envie que les citoyens pauvres portaient aux riches, ou la politique des riches mêmes, qui ne voulaient pas que les hommes de leur parti dissipassent en frivolités des richesses qu’on pouvait employer à l’accroissement de la puissance commune. Les anciens, qui, dans plusieurs de leurs institutions politiques, ont montré une sagacité et une profondeur de vues que nous admirons avec raison, ignoraient les vrais principes de la législation, et comptaient pour rien la justice. Ils croyaient que la volonté publique a droit d’exiger tout des individus, et de les soumettre à tout ; opinion fausse, dangereuse, funeste aux progrès de la civilisation et des lumières, et qui ne subsiste encore que trop parmi nous.

    L’histoire a prouvé que toutes les lois somptuaires des anciens et des modernes ont été partout, après un temps très-court, abolies, éludées, ou négligées : la vanité inventera toujours plus de manières de se distinguer que les lois n’en pourront défendre.

    Le seul moyen permis d’attaquer le luxe par les lois, et en même temps le seul qui soit vraiment efficace, est de chercher à établir la plus grande égalité entre les fortunes, par le partage égal des successions, la destruction ou la restriction du droit de tester, la liberté de toute espèce de commerce et d’industrie ; et ces lois sont précisément celles qu’indépendamment du désir d’abolir le luxe, la justice, la raison, et la nature, conseilleraient à tout législateur éclairé. (K.)