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DE L’INQUISITION.

minel public et flétri parla justice, un enfant, une courtisane, sont des accusateurs graves ; le fils même peut déposer contre son père, la femme contre son époux ; enfin l’accusé est obligé d’être lui-même son propre délateur, de deviner et d’avouer le délit qu’on lui suppose, et que souvent il ignore. Cette procédure, inouïe jusqu’alors, fit trembler l’Espagne, La défiance s’empara de tous les esprits ; il n’y eut plus d’amis, plus de société : le frère craignit son frère, le père, son fils. C’est de là que le silence est devenu le caractère d’une nation née avec toute la vivacité que donne un climat chaud et fertile. Les plus adroits s’empressèrent d’être les archers de l’Inquisition sous le nom de ses familiers, aimant mieux être satellites que suppliciés.

Il faut encore attribuer à ce tribunal cette profonde ignorance de la saine philosophie où les écoles d’Espagne demeurent plongées, tandis que l’Allemagne, l’Angleterre, la France, l’Italie même, ont découvert tant de vérités, et ont élargi la sphère de nos connaissances. Jamais la nature humaine n’est si avilie que quand l’ignorance superstitieuse est armée du pouvoir.

Mais ces tristes effets de l’Inquisition sont peu de chose en comparaison de ces sacrifices publics qu’on nomme auto-da-fé, acte de foi, et des horreurs qui les précèdent.

C’est un prêtre en surplis, c’est un moine voué à l’humilité et à la douceur, qui fait dans de vastes cachots appliquer des hommes aux tortures les plus cruelles. C’est ensuite un théâtre dressé dans une place publique, où l’on conduit au bûcher tous les condamnés, à la suite d’une procession de moines et de confréries. On chante, on dit la messe, et on tue des hommes. Un Asiatique qui arriverait à Madrid le jour d’une telle exécution ne saurait si c’est une réjouissance, une fête religieuse, un sacrifice, ou une boucherie ; et c’est tout cela ensemble. Les rois, dont ailleurs la seule présence suffit pour donner grâce à un criminel, assistent nu-tête à ce spectacle, sur un siége moins élevé que celui de l’inquisiteur, et voient expirer leurs sujets dans les flammes. On reprochait à Montezuma d’immoler des captifs à ses dieux : qu’aurait-il dit s’il avait vu un auto-da-fé ?

Ces exécutions sont aujourd’hui plus rares qu’autrefois ; mais la raison, qui perce avec tant de peine quand le fanatisme est établi, n’a pu les abolir encore[1].

  1. Le célèbre comte d’Aranda a détruit en 1771 une partie de ces abus abominables, et ils ont reparu depuis. (K.) — Voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Aranda.