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CHAPITRE CXLV.

Le roi et la reine le firent asseoir et couvrir comme un grand d’Espagne, le nommèrent grand-amiral et vice-roi du nouveau monde. Il était regardé partout comme un homme unique envoyé du ciel. C’était alors à qui s’intéresserait dans ses entreprises, à qui s’embarquerait sous ses ordres. Il repart avec une flotte de dix-sept vaisseaux. (1493) Il trouve encore de nouvelles îles, les Antilles et la Jamaïque. Le doute s’était changé en admiration pour lui à son premier voyage ; mais l’admiration se tourna en envie au second.

Il était amiral, vice-roi, et pouvait ajouter à ces titres celui de bienfaiteur de Ferdinand et d’Isabelle. Cependant des juges, envoyés sur ses vaisseaux mêmes pour veiller sur sa conduite, le ramenèrent en Espagne. Le peuple, qui entendit que Colombo arrivait, courut au-devant de lui comme du génie tutélaire de l’Espagne. On tira Colombo du vaisseau ; il parut, mais avec les fers aux pieds et aux mains.

Ce traitement lui avait été fait par l’ordre de Fonseca, évêque de Burgos, intendant des armements. L’ingratitude était aussi grande que les services. Isabelle en fut honteuse : elle répara cet affront autant qu’elle le put ; mais on retint Colombo quatre années, soit qu’on craignît qu’il ne prît pour lui ce qu’il avait découvert, soit qu’on voulût seulement avoir le temps de s’informer de sa conduite. Enfin on le renvoya encore dans son nouveau monde. (1498) Ce fut à ce troisième voyage qu’il aperçut le continent à dix degrés de l’équateur, et qu’il vit la côte où l’on a bâti Carthagène.

Lorsque Colombo avait promis un nouvel hémisphère, on lui avait soutenu que cet hémisphère ne pouvait exister ; et quand il l’eut découvert, on prétendit qu’il avait été connu depuis longtemps. Je ne parle pas ici d’un Martin Behem de Nuremberg, qui, dit-on, alla de Nuremberg au détroit de Magellan en 1460, avec une patente d’une duchesse de Bourgogne, qui, ne régnant pas alors, ne pouvait donner de patentes. Je ne parle pas des prétendues cartes qu’on montre de ce Martin Behem, et des contradictions qui décréditent cette fable ; mais enfin ce Martin Behem n’avait pas peuplé l’Amérique. On en faisait honneur aux Carthaginois, et on citait un livre d’Aristote qu’il n’a pas composé. Quelques-uns ont cru trouver de la conformité entre des paroles caraïbes et des mots hébreux, et n’ont pas manqué de suivre une si belle ouverture. D’autres ont su que les enfants de Noé, s’étant établis en Sibérie, passèrent de là en Canada sur la glace, et qu’ensuite leurs enfants nés au Canada allèrent peupler