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DE CHARLES VI, ET DE HENRI V.

tous les assassinats dont il est parlé dans les livres historiques de l’Écriture. Il osait faire un dogme de ce qui n’est écrit dans ces livres que comme un événement, au lieu d’apprendre aux hommes, comme on l’aurait toujours dû faire, qu’un assassinat rapporté dans l’Écriture est aussi détestable que s’il se trouvait dans les histoires des sauvages, ou dans celle du temps dont je parle. Cette doctrine fut condamnée, comme on a vu, au concile de Constance, et n’a pas moins été renouvelée depuis.

C’est vers ce temps-là que le maréchal de Boucicaut laissa perdre Gênes qui s’était mise sous la protection de la France. Les Français y furent massacrés comme en Sicile (1410). L’élite de la noblesse, qui avait couru se signaler en Hongrie contre Bajazet, l’empereur des Turcs, avait été tuée dans la bataille malheureuse que les chrétiens perdirent. Mais ces malheurs étrangers étaient peu de chose en comparaison de ceux de l’État.

La femme du roi, Isabelle de Bavière, avait un parti dans Paris ; le duc de Bourgogne avait le sien ; celui des enfants du duc d’Orléans était puissant : le roi seul n’en avait point. Mais ce qui fait voir combien Paris était considérable, et comme il était le premier mobile du royaume, c’est que le duc de Bourgogne, qui joignait à l’État dont il portait le nom la Flandre et l’Artois, mettait toute son ambition à être le maître de Paris. Sa faction s’appelait celle des Bourguignons ; celle d’Orléans était nommée des Armagnacs, du nom du comte d’Armagnac, beau-père du duc d’Orléans, fils de celui qui avait été assassiné dans Paris. Celle des deux qui dominait faisait tour à tour conduire au gibet, assassiner, brûler ceux de la faction contraire. Personne ne pouvait s’assurer d’un jour de vie. On se battait dans les rues, dans les églises, dans les maisons, à la campagne[1].

  1. Ce siècle d’horreur a cependant produit un magistrat dont la vie eût honoré des temps plus heureux. Il était de ce petit nombre d’hommes qui doivent leur vertu à leur conscience et à leur raison, et non aux opinions de leur siècle. C’est de Jean Juvénal des Ursins que nous parlons. Né sans fortune, il fut d’abord avocat (car, soit qu’il descendît réellement des Ursins d’Italie, soit que cette origine fût une fable dont on a flatté depuis la vanité de ses enfants, il est certain qu’il subsista longtemps de cette profession) : sa réputation de probité et de courage lui fit donner par Charles VI, alors gouverné par des ministres vertueux, la place de prévôt des marchands, longtemps supprimée, et qu’on crut devoir rétablir. À peine revêtu de cette charge, il voit que des moulins, construits par les seigneurs sur les rivières de Marne et de Seine, gênent la navigation ; la puissance de ces seigneurs, leur crédit dans le parlement, ne l’arrêtent point ; il sollicite un arrêt qui ordonne la destruction des moulins et le remboursement de leur valeur au denier dix ; il l’obtient, parce qu’on espère faire naître des obstacles à l’exécution. Mais la nuit même tous les moulins sont abattus, et la subsistance du peuple assurée. Pendant la première attaque de folie de Charles VI, les princes s’emparèrent du gouvernement ; on persécuta les ministres. On ôta l’épée de connétable à Clisson ; Nogent et La Rivière furent emprisonnés ; Juvénal prit leur défense, et les sauva. Le duc de Bourgogne, Philippe, irrité contre lui, veut le faire décapiter dans les halles ; c’était alors le sort des gens en place disgraciés, comme l’exil il y a quelque temps, et maintenant l’oubli. On suborne des témoins contre lui ; Juvénal était cher au peuple. Un cabaretier qui avait surpris le cahier des informations (car c’était au cabaret que se traitaient les intrigues du gouvernement) s’expose à tout pour l’avertir ; Juvénal, instruit, ne laisse pas le temps d’accomplir le projet, se présente hardiment aux princes, et réduit ses adversaires au silence. Échappé de ce danger, il conserve tout son courage ; attaché au roi et à l’État, au milieu des factions des Orléanais et des Bourguignons, il ose reprocher au duc d’Orléans ses dissipations, sa légèreté et ses débauches, et lui en prédire les suites. Il reproche avec la même franchise, au duc de Bourgogne, ses liaisons avec des scélérats, et son obstination à tirer vanité de l’assassinat du duc d’Orléans.
    En 1410, il devient avocat du roi au parlement ; c’était dans le temps où le grand schisme d’Occident agitait toute l’Europe. Juvénal soutient que le roi a droit d’assembler son clergé, d’y présider, et, après l’avoir consulté, de choisir le pape qu’il voudra reconnaître : maximes qui annoncent des idées supérieures à son siècle.

    Le duc de Lorraine avait fait abattre les armes de France placées dans des terres qui relevaient du roi ; le parlement de Paris le condamna, par contumace, à la confiscation de ces terres et au bannissement. Cependant le duc arrive à la cour, protégé par le duc de Bourgogne, alors tout-puissant. Le parlement députe au roi pour lui faire sentir la nécessité de maintenir son arrêt. Juvénal arrive avec la députation au palais du roi à l’instant même où le duc de Bourgogne allait lui présenter le duc de Lorraine. Il expose avec force les motifs du parlement. Le duc de Bourgogne, indigné de se voir arrêté par l’activité et le courage de Juvénal : « Jean Juvénal, lui dit-il, ce n’est pas ainsi qu’on agit. — Si fait, monseigneur », dit Jean Juvénal ; et il ajouta : « Que tous ceux qui sont bons citoyens se joignent à moi, et que les autres restent avec M. de Lorraine. » Le duc, étonné, quitte la main du duc de Lorraine, se joint à Juvénal ; et le duc de Lorraine est obligé d’implorer la clémence du roi. Avouons que ce trait vaut bien celui de Popilius.

    Après l’assassinat du duc d’Orléans, le duc de Bourgogne, maître de Paris, livrait aux bourreaux ceux des Armagnacs qui n’avaient pu s’échapper ; une troupe de scélérats à ses ordres emprisonnait, forçait à des rançons, assassinait ceux qu’on n’osait ou qu’on ne daignait pas livrer à un supplice public. Le roi, la reine, le dauphin, Louis, gendre du duc de Bourgogne, étaient prisonniers et exposés à l’insolence des satellites bourguignons. Juvénal ose concevoir seul l’idée de les délivrer et de sauver l’État. Il était aimé du peuple, et surtout de celui de son quartier. Il sait à la fois relever leur courage, exciter leur zèle et le contenir ; et cette révolution, faite par le peuple, s’exécute sans qu’il en coûte un seul homme. Peu de jours après, il sauve le roi, que le duc de Bourgogne voulait enlever, sous prétexte de le mener à la chasse. Ainsi, au milieu d’un peuple révolté, de princes, de grands accompagnés de troupes armées, agités par l’ambition et par la haine, un seul homme rétablit la paix, et tout lui obéit sans qu’il ait d’autre force que celle que donne la vertu.

    Le dauphin, Louis, fut à la tête des affaires, et Juvénal devint son chancelier. On déclara la guerre au duc de Bourgogne, à qui Juvénal avait eu la générosité de laisser la liberté lors du tumulte de Paris. On reprit sur lui tout le pays dont il s’était emparé depuis Compiègne jusqu’à Arras. Le roi fit en personne le siége de cette ville, et le duc de Bourgogne, battu en voulant la secourir, demanda la paix, en consentant de remettre Arras. Juvénal fit conclure cette paix. Ce fut le dernier service qu’il rendit à son pays. Il était chancelier du dauphin ; on lui présenta des lettres qui contenaient des dons excessifs accordés par ce prince ; il refusa de les sceller, et perdit sa place.

    Lors de la prise de Paris par le duc de Bourgogne, Juvénal était dans la ville, attaché au parti du roi contre la cabale du duc ; il s’attendait à périr. Il était douteux même que le duc de Bourgogne, qui lui devait la vie, l’eût épargné. Jamais tyran peut-être n’a uni tant de fausseté, de noirceur, et de férocité ; et il est difficile de supposer qu’un mouvement de vertu ait pu lui échapper. Mais Juvénal avait également sauvé Debar, l’un des généraux du duc de Bourgogne, le même qui avec Chatolus et l’Isle-Adam s’étaient rendus si célèbres par leurs pillages, leurs exactions, et leurs cruautés. Debar avertit Juvénal de se sauver.

    On ne parle plus de lui après cette époque. Ses services furent récompensés dans ses enfants. L’un fut chancelier ; un autre, archevêque de Reims, a donné une histoire de ces temps malheureux, où il y a plus de patriotisme et moins de superstition qu’on ne devait en attendre. Il a le courage de louer son père de ce qu’il avait osé dire contre les prétentions du clergé.

    Cette famille est éteinte ; les deux dernières héritières se sont alliées dans les maisons de Harville et de Saint-Chamans de Pesché. (K.)