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CHAPITRE CLXVI.

même temps sur Gênes, et menaça ses correspondants de ne plus jamais traiter avec eux s’ils préféraient le papier des Espagnols au sien. Les Génois ne balancèrent pas entre un marchand anglais et un simple roi d’Espagne. Le marchand tira tout l’argent de Gênes ; il n’en resta plus pour Philippe II, et son armement resta six mois suspendu. Ce conte ridicule est répété dans vingt volumes, on l’a même débité publiquement sur les théâtres de Londres ; mais les historiens sensés ne se sont jamais déshonorés par cette fable absurde. Chaque peuple a ses contes inventés par l’amour-propre ; il serait heureux que le genre humain n’eût jamais été bercé de contes plus absurdes et plus dangereux.

La florissante armée de trente mille hommes qu’avait le duc de Parme ne servit pas plus à subjuguer la Hollande que la flotte invincible n’avait servi à conquérir l’Angleterre. La Hollande, qui se défendait si aisément par ses canaux, par ses digues, par ses étroites chaussées, encore plus par un peuple idolâtre de sa liberté, et devenu tout guerrier sous les princes d’Orange, aurait pu tenir contre une armée plus formidable.

Il n’y avait que Philippe II qui pût être encore redoutable après un si grand désastre. L’Amérique et l’Asie lui prodiguaient de quoi faire trembler ses voisins ; et ayant manqué l’Angleterre, il fut sur le point de faire de la France une de ses provinces.

Dans le temps même qu’il conquérait le Portugal, qu’il soutenait la guerre en Flandre, et qu’il attaquait l’Angleterre, il animait en France cette Ligue nommée sainte, qui renversait le trône et qui déchirait l’État ; et, mettant encore lui-même la division dans cette Ligue, qu’il protégeait, il fut près trois fois d’être reconnu souverain de la France sous le nom de protecteur, avec le pouvoir de conférer toutes les charges. L’infante Eugénie, sa fille, devait être reine sous ses ordres, et porter en dot la couronne de France à son époux. Cette proposition fut faite par la faction des Seize, dès l’an 1589, après l’assassinat de Henri III. Le duc de Mayenne, chef de la Ligue, ne put éluder cette proposition qu’en disant que la Ligue ayant été formée par la religion, le titre de protecteur de la France ne pouvait appartenir qu’au pape. L’ambassadeur de Philippe en France poussa très-loin cette négociation avant la tenue des états de Paris, en 1593. On délibéra longtemps sur les moyens d’abolir la loi salique, et enfin l’infante fut proposée pour reine aux états de Paris.

Philippe accoutumait insensiblement les Français à dépendre de lui : car, d’un côté, il envoyait à la Ligue assez de secours pour l’empêcher de succomber, mais non assez pour la rendre indé-