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ÉCRIVAINS FRANÇAIS

persécuté pendant sa vie par Jurieu, et après sa mort par les ennemis de la philosophie. Ce savant, que Louis Racine appelle un homme affreux[1], donnait aux pauvres son superflu, et quand Jurieu lui eut fait retrancher sa pension, il refusa une augmentation de l’honoraire que lui donnait Reiniers Leers, son imprimeur. S’il avait prévu combien son Dictionnaire serait recherché, il l’aurait rendu encore plus utile, en retranchant les noms obscurs, et en y ajoutant plus de noms illustres. C’est par son excellente manière de raisonner qu’il est surtout recommandable, non par sa manière d’écrire, trop souvent diffuse, lâche, incorrecte, et d’une familiarité qui tombe quelquefois dans la bassesse. Dialecticien admirable, plus que profond philosophe, il ne savait presque rien en physique. Il ignorait les découvertes du grand Newton. Presque tous ses articles philosophiques supposent ou combattent un cartésianisme qui ne subsiste plus. Il ne connaissait d’autre définition de la matière que l’étendue : ses autres propriétés reconnues ou soupçonnées ont fait naître enfin la vraie philosophie[2]. On a eu des démonstrations nouvelles, et des doutes nouveaux : de sorte qu’en plus d’un endroit le sceptique Bayle n’est pas encore assez sceptique. Il a vécu et il est mort en sage. Des Maizeaux a écrit sa vie en un gros volume[3] ; elle ne devait pas contenir six pages : la vie d’un écrivain sédentaire est dans ses écrits. Mort en 1706.

Il ne faut jamais oublier la persécution que le fanatique Jurieu suscita dans un pays libre à ce philosophe. Il arma contre lui le consistoire calviniste sous plusieurs prétextes, et surtout à l’occasion du fameux article de David. Bayle avait fortement relevé les excès, les trahisons et les barbaries que ce prince juif avait commises dans les temps où la grâce de Dieu l’abandonnait. Il n’eût pas été indécent à ce consistoire d’engager Bayle à célébrer ce prince juif qui fit une si belle pénitence, et qui obtint de Dieu que soixante et dix mille de ses sujets mourussent de la peste, pour expier le crime de leur roi qui avait osé faire le dénombrement du peuple. Mais ce qui doit être soigneusement observé, c’est que ces pasteurs, dans leur censure, le reprennent d’avoir quelquefois donné des éloges à des papes gens de bien, et lui enjoignent de ne jamais justifier aucun pape, parce que, disent ils expressément, ils ne sont pas de leur Église. Ce trait est un de ceux qui caractérisent le mieux l’esprit de parti. Au reste, on a

  1. Dans une Épitre à J.-B. Rousseau.
  2. Voyez plus loin l’article Gassendi.
  3. Elle est en deux petits volumes in-12. (B.)