Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/178

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sait tout craindre, et cependant ce fut le règne des plaisirs et du luxe.

Il fallut, après la ruine du système de Lass, réformer l’État : on fit un recensement de toutes les fortunes des citoyens, ce qui était une entreprise non moins extraordinaire que le système : ce fut l’opération de finance et de justice la plus grande et la plus difficile qu’on ait jamais faite chez aucun peuple. On la commença vers la fin de 1721. Elle fut imaginée, rédigée et conduite par quatre frères[1] qui, jusques-là, n’avoient point eu de part principale aux affaires publiques, et qui, par leur génie et par leurs travaux, méritèrent qu’on leur confiât la fortune de l’État. Ils établirent assez de bureaux de maîtres des requêtes et d’autres juges : ils formèrent un ordre assez sûr et assez net, pour que le chaos fût débrouillé : cinq cent onze mille et neuf citoyens, la plupart pères de familles, portèrent leur fortune en papier à ce tribunal. Toutes ces dettes innombrables furent liquidées à près de seize cent trente et un millions numéraires effectifs en argent, dont l’État fut chargé. C’est ainsi que finit ce jeu prodigieux de la fortune, qu’un étranger inconnu avait fait jouer à toute une nation[2].

Après la destruction de ce vaste édifice de Lass, si hardiment conçu, et qui écrasa son architecte, il resta pourtant de ses débris une compagnie des Indes, qu’on crut quelque temps à Paris la rivale de celle de Londres et d’Amsterdam[3].

La fureur du jeu des actions, qui avait saisi les Français, anima aussi les Hollandais et les Anglais. Ceux qui avaient observé en France les ressorts par lesquels tant de particuliers

  1. Les frères Pâris. (Note de Voltaire.) — L’aîné se nommait Antoine, le second La Montagne ; le troisième est connu sous le nom de Pâris-Duverney (voyez ci-après, chapitre iii, pages 172 et 176) ; le quatrième était appelé Pâris de Montmartel. Le marquis de Luchet a publié une Histoire de MM. Paris, 1776, in-8o. (B.)
  2. L’historien de la régence et celui du duc d’Orléans parlent de cette grande affaire avec aussi peu de connaissance que de toutes les autres : ils disent que le contrôleur général, M. de La Houssaie, était chambellan du duc d’Orléans ; ils prennent un écrivain obscur, nommé La Jonchère, pour La Jonchère le trésorier des guerres. Ce sont des livres de Hollande. Vous trouverez dans une continuation de l’Histoire universelle de Bénigne Bossuet, imprimée en 1738, chez L’Honoré, à Amsterdam, que le duc de Bourbon-Condé, premier ministre après le duc d’Orléans, « fit bâtir le château de Chantilly de fond en comble du produit des actions » : vous y verrez que Lass avait vingt millions sur la Banque d’Angleterre : autant de lignes, autant de mensonges. (Note de Voltaire, 1763.)
  3. Elle ne se soutint qu’aux dépens du trésor public, que l’ignorance des ministres sur les principes du commerce prodiguait à cette compagnie ou plutôt à ses agents. Voyez, ci-après, le chapitre xxix. (K.)