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PRÉFACE DE L'ÉDITION DE 1748.


le temple de Vénus une fois l’an[1]. Je n’ai pas de peine à penser qu’à Babylone, comme ailleurs, on avait quelquefois du plaisir pour de l’argent ; mais je ne me persuaderai jamais que dans la ville la mieux policée qui fût alors dans l’univers, tous les pères et tous les maris envoyassent leurs filles et leurs femmes à un marché de prostitution publique, et que les législateurs ordonnassent ce beau trafic. On imprime tous les jours cent sottises semblables sur les coutumes des Orientaux ; et pour un voyageur comme Chardin, que de voyageurs comme Paul Lucas, et comme Jean Struys, et comme le jésuite Avril, qui baptisait mille personnes par jour chez les Persans, dont il n’entendait pas la langue, et qui vous dit que les caravanes russes allaient à la Chine et revenaient en trois mois !

[2]Un moine grec, un moine latin, écrivent que Mahomet II a livré toute la ville de Constantinople au pillage ; qu’il a brisé lui-même les images de Jésus-Christ, et qu’il a changé toutes les églises en mosquées. Ils ajoutent, pour rendre ce conquérant plus odieux, qu’il a coupé la tête à sa maîtresse pour plaire à ses janissaires, qu’il a fait éventrer quatorze de ses pages pour savoir qui d’eux avait mangé un melon. Cent historiens copient ces misérables fables ; les dictionnaires de l’Europe les répètent. Consultez les véritables annales turques, recueillies par le prince Cantemir, vous verrez combien tous ces mensonges sont ridicules. Vous apprendrez que le grand Mahomet II ayant pris d’assaut la moitié de la ville de Constantinople daigna capituler avec l’autre, et conserva toutes les églises[3] ; qu’il créa un patriarche grec, auquel il rendit plus d’honneurs que les empereurs grecs n’en avaient jamais rendu aux prédécesseurs de cet évêque. Enfin consultez le sens commun, vous jugerez combien il est ridicule de supposer qu’un grand monarque, savant et même poli, tel qu’était Mahomet II, ait fait éventrer quatorze pages pour un melon ; et pour peu que vous soyez instruit des mœurs des Turcs, vous verrez à quel point il est extravagant d’imaginer que les soldats se mêlent de ce qui se passe entre le sultan et ses femmes, et qu’un empereur coupe la tête à sa favorite pour leur plaire. C’est ainsi pourtant que la plupart des histoires sont écrites.

  1. Voyez l’article Babel, dans le Dictionnaire philosophique, et aussi le chapitre II de la Défense de mon oncle (Mélanges, année 1767).
  2. Cet alinéa, ajouté en 1751, avait été omis dans toutes les éditions suivantes, lorsque je le rétablis en 1818. (B.)
  3. Voyez tome XII, pages 102-103.