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LIVRE PREMIER.


Le czar n’a pas assujetti seulement l’Église à l’État, à l’exemple des sultans turcs ; mais, plus grand politique, il a détruit une milice semblable à celle des janissaires ; et ce que les Ottomans ont vainement tenté[1], il l’a exécuté en peu de temps ; il a dissipé les janissaires moscovites, nommés strélitz, qui tenaient les czars en tutelle. Cette milice, plus formidable à ses maîtres qu’à ses voisins, était composée d’environ trente mille hommes de pied, dont la moitié restait à Moscou, et l’autre était répandue sur les frontières. Le strélitz n’avait que quatre roubles par an de paye ; mais des priviléges ou des abus le dédommageaient amplement. Pierre forma d’abord une compagnie d’étrangers, dans laquelle il s’enrôla lui-même, et ne dédaigna pas de commencer par être tambour, et d’en faire les fonctions, tant la nation avait besoin d’exemples. Il fut officier par degrés[2]. Il fit petit à petit de nouveaux régiments ; et enfin, se sentant maître de troupes disciplinées, il cassa les strélitz, qui n’osèrent désobéir.

La cavalerie était à peu près ce qu’est la cavalerie polonaise, et ce qu’était autrefois la française, quand le royaume de France n’était qu’un assemblage de fiefs. Les gentilshommes russes montaient à cheval à leurs dépens, et combattaient sans discipline, quelquefois sans autres armes qu’un sabre ou un carquois, incapables d’être commandés, et par conséquent de vaincre.

Pierre le Grand leur apprit à obéir par son exemple et par les supplices : car il servait en qualité de soldat et d’officier subalterne, et punissait rigoureusement en czar les boïards, c’est-à-dire les gentilshommes qui prétendaient que le privilége de la noblesse était de ne servir l’État qu’à leur volonté. Il établit un corps régulier pour servir l’artillerie, et prit cinq cents cloches aux églises pour fondre des canons. Il a eu treize mille canons de fonte en l’année 1714. Il a formé aussi des corps de dragons, milice très-convenable au génie des Moscovites, et à la forme de leurs chevaux, qui sont petits. La Moscovie a aujourd’hui, en 1738, trente régiments de dragons de mille hommes chacun, bien entretenus.

C’est lui qui a établi des houssards en Russie. Enfin il a eu jusqu’à une école d’ingénieurs, dans un pays où personne ne savait avant lui les éléments de la géométrie.

Il était bon ingénieur lui-même ; mais surtout il excellait dans tous les arts de la marine ; bon capitaine de vaisseau, habile pilote, bon matelot, adroit charpentier, et d’autant plus estimable dans

  1. Les janissaires ont enfin été détruits par le sultan Mahmoud II, en 1826.
  2. Variante : « Il fut fait officier par degrés. »