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LIVRE DEUXIÈME.


aujourd’hui communément qu’en Pologne ; tout y parle latin, jusqu’aux domestiques. Ce grand pays est très-fertile ; mais les peuples n’en sont que moins industrieux[1]. Les ouvriers et les marchands qu’on voit en Pologne sont des Écossais, des Français, surtout des Juifs. Ils y ont près de trois cents synagogues ; et à force de multiplier, ils en seront chassés comme ils l’ont été en Espagne[2]. Ils achètent à vil prix les blés, les bestiaux, les denrées du pays, les trafiquent à Dantzick et en Allemagne, et vendent chèrement aux nobles de quoi satisfaire l’espèce de luxe qu’ils connaissent et qu’ils aiment. Ainsi ce pays, arrosé des plus belles rivières, riche en pâturages, en mines de sel, et couvert de moissons, reste pauvre malgré son abondance parce que le peuple est esclave et que la noblesse est fière et oisive.

Son gouvernement est la plus fidèle image de l’ancien gouvernement celte et gothique, corrigé ou altéré partout ailleurs. C’est le seul État qui ait conservé le nom de république avec la dignité royale[3].

Chaque gentilhomme a le droit de donner sa voix dans l’élection d’un roi, et de pouvoir l’être lui-même. Ce plus beau des droits est joint au plus grand des abus : le trône est presque toujours à l’enchère ; et comme un Polonais est rarement assez riche pour l’acheter, il a été vendu souvent aux étrangers. La noblesse et le clergé défendent leur liberté contre leur roi, et l’ôtent au reste de la nation. Tout le peuple y est esclave, tant la destinée des hommes est que le plus grand nombre soit partout, de façon ou d’autre, subjugué par le plus petit ! Là le paysan ne sème point pour lui, mais pour des seigneurs à qui lui, son champ et le tra-

  1. Copié par le P. Barre, tome IX. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez tome XII, page 159.
  3. La langue latine fut introduite en Pologne par le clergé comme langue religieuse, et ensuite, à mesure que le clergé devenait plus puissant et plus influent, comme langue politique. Il en est résulté une confusion singulière : « Le mot de république polonaise fut employé d’abord dans le sens général où les Romains le prenaient d’habitude, sans y attacher la condition de formes particulières du gouvernement. Les étrangers l’entendirent bientôt dans l’opposition qu’il a présentée chez la plupart des modernes aux doctrines et aux institutions de la monarchie. Les Polonais finirent par le comprendre comme on faisait au dehors, et c’est une chose curieuse que de suivre dans les écrivains ou les orateurs les progrès que fit cette méprise et les résultats qu’elle a enfantés. On en vint à s’épouvanter de tout rapport avec les royautés héréditaires et puissantes du reste de l’Europe, comme d’une infidélité aux traditions des ancêtres, aux constitutions antiques de l’État, au nom même adopté par la patrie. » M. de Salvandy, Histoire de Pologne, liv. I, page 63. — Le latin n’a pas du reste étouffé la langue polonaise, sœur des langues russe et bohême. (A. G.)