péens[1]. Tous refusèrent d’en prêter à un roi qui semblait s’être mis hors d’état de jamais rendre. Un seul marchand anglais, nommé Cook, osa enfin prêter environ quarante mille écus, satisfait de les perdre si le roi de Suède venait à mourir. On apporta cet argent au petit camp du roi, dans le temps qu’on commençait à manquer de tout, et à ne plus espérer de ressource.
Dans cet intervalle, M. Poniatowski écrivit, du camp même du grand vizir, une relation de la campagne du Pruth, dans laquelle il accusait Baltagi Mehemet de lâcheté et de perfidie. Un vieux janissaire, indigné de la faiblesse du vizir, et de plus gagné par les présents de Poniatowski, se chargea de cette relation, et, ayant obtenu un congé, il présenta lui-même la lettre au sultan.
Poniatowski partit du camp quelques jours après, et alla à la Porte-Ottomane former des intrigues contre le grand vizir, selon sa coutume.
Les circonstances étaient favorables : le czar, en liberté, ne se pressait pas d’accomplir ses promesses[2] ; les clefs d’Azof ne venaient point ; le grand vizir, qui en était responsable, craignant avec raison l’indignation de son maître, n’osait s’aller présenter devant lui.
Le sérail était alors plus rempli que jamais d’intrigues et de factions. Ces cabales, que l’on voit dans toutes les cours, et qui se terminent d’ordinaire dans les nôtres par quelque déplacement de ministre, ou tout au plus par quelque exil, font toujours tomber à Constantinople plus d’une tête ; il en coûta la vie à l’ancien vizir Chourlouli et à Osman, ce lieutenant de Baltagi Mehemet, qui était le principal auteur de la paix du Pruth, et qui depuis cette paix avait obtenu une charge considérable à la Porte. On trouva parmi les trésors d’Osman la bague de la czarine, et vingt mille pièces d’or au coin de Saxe et de Moscovie ; ce fut une preuve que l’argent seul avait tiré le czar du précipice, et avait ruiné la fortune de Charles XII. Le vizir Baltagi Mehemet fut relégué dans l’île de Lemnos, où il mourut trois ans après. Le sultan ne saisit son bien ni à son exil ni à sa mort ; il n’était pas riche, et sa pauvreté justifia sa mémoire.
- ↑ Dans les premières éditions, Voltaire rendait ici justice à l’adresse et au dévouement de La Motraye, qui alla secrètement à Constantinople faire l’emprunt nécessaire. La Motraye ayant chicané sur quelques détails, Voltaire retrancha tout le morceau. (A. G.)
- ↑ Variante : « C’est l’usage que les princes qui rendent des villes aux Turcs envoient des clefs d’or au sultan. »