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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/327

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LIVRE SEPTIÈME.


d’un fugitif. Il donna à Grothusen le titre d’ambassadeur extraordinaire, et l’envoya prendre congé dans les formes à Constantinople, suivi de quatre-vingts personnes toutes superbement vêtues. Les ressorts secrets qu’il fallut faire jouer pour amasser de quoi fournir à cette dépense étaient plus humiliants que l’ambassade n’était pompeuse.

M. Désaleurs prêta au roi quarante mille écus ; Grothusen avait des agents à Constantinople qui empruntaient en son nom, à cinquante pour cent d’intérêt, mille écus d’un Juif, deux cents pistoles d’un marchand anglais, mille francs d’un Turc.

On amassa ainsi de quoi jouer en présence du divan la brillante comédie de l’ambassade suédoise. Grothusen reçut à Constantinople tous les honneurs que la Porte fait aux ambassadeurs extraordinaires des rois le jour de leur audience. Le but de tout ce fracas était d’obtenir de l’argent du grand vizir ; mais ce ministre fut inexorable.

Grothusen proposa d’emprunter un million de la Porte. Le vizir répliqua sèchement que son maître savait donner quand il voulait, et qu’il était au-dessous de sa dignité de prêter ; qu’on fournirait au roi abondamment ce qui était nécessaire pour son voyage, d’une manière digne de celui qui le renvoyait ; que peut-être même la Porte lui ferait quelque présent en or non monnayé, mais qu’on n’y devait pas compter.

Enfin, le 1er octobre 1714, le roi de Suède se mit en route pour quitter la Turquie. Un capigi bacha avec six chiaoux le vinrent prendre au château de Démirtash, où ce prince demeurait depuis quelques jours : il lui présenta, de la part du Grand Seigneur, une large tente d’écarlate brodée d’or, un sabre avec une poignée garnie de pierreries, et huit chevaux arabes d’une beauté parfaite, avec des selles superbes, dont les étriers étaient d’argent massif. Il n’est pas indigne de l’histoire de dire qu’un écuyer arabe, qui avait soin de ces chevaux, donna au roi leur généalogie ; c’est un usage établi depuis longtemps chez ces peuples, qui semblent faire beaucoup plus d’attention à la noblesse des chevaux qu’à celle des hommes, ce qui peut-être n’est pas si déraisonnable, puisque, chez les animaux, les races dont on a soin, et qui sont sans mélange, ne dégénèrent jamais.

Soixante chariots chargés de toutes sortes de provisions, et trois cents chevaux, formaient le convoi. Le capigi-bacha, sachant que plusieurs Turcs avaient prêté de l’argent aux gens de la suite du roi à un gros intérêt, lui dit que, l’usure étant contraire à la loi mahométane, il suppliait Sa Majesté de liquider toutes ses dettes,