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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI.


geusement avec la Perse par la mer Caspienne. Ce fut alors qu’éclata la révolte de Stenko-Rasin. Ce rebelle fit détruire les deux bâtiments qu’il eût dû conserver pour son intérêt ; il massacra le capitaine ; le reste de l’équipage se sauva en Perse, et de là gagna les terres de la compagnie hollandaise des Indes. Un maître charpentier, bon constructeur, resta dans la Russie, et y fut longtemps ignoré.

Un jour Pierre, se promenant à Ismaël-of, une des maisons de plaisance de son aïeul, aperçut parmi quelques raretés une petite chaloupe anglaise qu’on avait absolument abandonnée : il demanda à l’Allemand Timmerman, son maître de mathématiques, pourquoi ce petit bateau était autrement construit que ceux qu’il avait vus sur la Moska. Timmermann lui répondit qu’il était fait pour aller à voiles et à rames. Le jeune prince voulut incontinent en faire l’épreuve ; mais il fallait le radouber, le ragréer : on retrouva ce même constructeur Brant ; il était retiré à Moscou : il mit en état la chaloupe, et la fit voguer sur la rivière d’Yauza, qui baigne les faubourgs de la ville.

Pierre fit transporter sa chaloupe sur un grand lac dans le voisinage du monastère de la Trinité ; il fit bâtir par Brant deux frégates et trois yachts, et en fut lui-même le pilote. Enfin longtemps après, en 1694, il alla à Archangel ; et ayant fait construire un petit vaisseau dans ce port par ce même Brant, il s’embarqua sur la mer Glaciale, qu’aucun souverain ne vit jamais avant lui : il était escorté d’un vaisseau de guerre hollandais commandé par le capitaine Jolson, et suivi de tous les navires marchands abordés à Archangel. Déjà il apprenait la manœuvre, et malgré l’empressement des courtisans à imiter leur maître, il était le seul qui l’apprît.

Il n’était pas moins difficile de former des troupes de terre affectionnées et disciplinées que d’avoir une flotte. Ses premiers essais de marine sur un lac, avant son voyage d’Archangel, semblèrent seulement des amusements de l’enfance d’un homme de génie ; et ses premières tentatives pour former des troupes ne parurent aussi qu’un jeu. C’était pendant la régence de Sophie : et si l’on eût soupçonné ce jeu d’être sérieux, il eût pu lui être funeste.

Il donna sa confiance à un étranger : c’est ce célèbre Le Fort, d’une noble et ancienne famille de Piémont, transplantée depuis près de deux siècles à Genève, où elle a occupé les premiers emplois. On voulut l’élever dans le négoce, qui seul a rendu considérable cette ville, autrefois connue uniquement par la controverse.