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NOUVEAUX VOYAGES DU CZAR.


tiques, dîner chez un riche charpentier de vaisseaux de Sardam, nommé Kalf, qui avait le premier commercé à Pétersbourg. Le fils revenait de France, où Pierre voulait aller. La czarine et lui écoutèrent avec plaisir l’aventure de ce jeune homme, que je ne rapporterais pas si elle ne faisait connaître des mœurs entièrement opposées aux nôtres.

Ce fils du charpentier Kalf avait été envoyé à Paris par son père pour y apprendre le français, et son père avait voulu qu’il y vécût honorablement. Il ordonna que le jeune homme quittât l’habit plus que simple que tous les citoyens de Sardam portent, et qu’il fît à Paris une dépense plus convenable à sa fortune qu’à son éducation, connaissant assez son fils pour croire que ce changement ne corromprait pas sa frugalité et la bonté de son caractère.

Kalf signifie veau dans toutes les langues du Nord ; le voyageur prit à Paris le nom de du Veau : il vécut avec quelque magnificence ; il fit des liaisons. Rien n’est plus commun à Paris que de prodiguer les titres de marquis et de comte à ceux qui n’ont pas même une terre seigneuriale, et qui sont à peine gentilshommes. Ce ridicule a toujours été toléré par le gouvernement, afin que les rangs étant plus confondus et la noblesse plus abaissée, on fût désormais à l’abri des guerres civiles, autrefois si fréquentes. Le titre de haut et puissant seigneur a été pris par des anoblis, par des roturiers qui avaient acheté chèrement des offices. Enfin les noms de marquis, de comte, sans marquisat et sans comté, comme de chevalier sans ordre, et d’abbé sans abbaye, sont sans aucune conséquence dans la nation.

Les amis et les domestiques de Kalf l’appelèrent toujours le comte du Veau : il soupa chez les princesses, et joua chez la duchesse de Berry ; peu d’étrangers furent plus fêtés. Un jeune marquis, qui avait été de tous ses plaisirs, lui promit de l’aller voir à Sardam, et tint parole. Arrivé dans ce village, il fit demander la maison du comte de Kalf. Il trouva un atelier de constructeurs de vaisseaux, et le jeune Kalf habillé en matelot hollandais, la hache à la main, conduisant les ouvrages de son père. Kalf reçut son hôte avec toute la simplicité antique qu’il avait reprise, et dont il ne s’écarta jamais. Un lecteur sage peut pardonner cette petite digression, qui n’est que la condamnation des vanités et l’éloge des mœurs[1].

  1. Diderot, dans son Voyage en Hollande, a raconté, après Voltaire, la même anecdote, mais avec plus de détails. C’est sur le marché, et non dans un chantier, que deux Français retrouvent le soi-disant baron du Veau.