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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE XIV.


soient considérés sans être dangereux, et qu’ils ne soient ni avilis ni puissants.

Je trouve dans des Mémoires curieux, composés par un officier fort aimé de Pierre le Grand, qu’un jour on lisait à ce prince le chapitre du Spectateur anglais[1] qui contient un parallèle entre lui et Louis XIV ; il dit, après l’avoir écouté : « Je ne crois pas mériter la préférence qu’on me donne sur ce monarque ; mais j’ai été assez heureux pour lui être supérieur dans un point essentiel : j’ai forcé mon clergé à l’obéissance et à la paix, et Louis XIV s’est laissé subjuguer par le sien. »

Un prince qui passait les jours au milieu des fatigues de la guerre, et les nuits à rédiger tant de lois, à policer un si vaste empire, à conduire tant d’immenses travaux, dans l’espace de deux mille lieues, avait besoin de délassements. Les plaisirs ne pouvaient être alors ni aussi nobles ni aussi délicats qu’ils le sont devenus depuis. Il ne faut pas s’étonner si Pierre s’amusait à sa fête des cardinaux, dont nous avons déjà parlé[2], et à quelques autres divertissements de cette espèce ; ils furent quelquefois aux dépens de l’Église romaine, pour laquelle il avait une aversion très-pardonnable à un prince du rite grec, qui veut être le maître chez lui. Il donna aussi de pareils spectacles aux dépens des moines de sa patrie, mais des anciens moines, qu’il voulait rendre ridicules, tandis qu’il réformait les nouveaux.

Nous avons déjà vu[3] qu’avant qu’il promulguât ses lois ecclésiastiques, il avait créé pape un de ses fous, et qu’il avait célébré la fête du conclave. Ce fou, nommé Sotof, était âgé de quatre-vingt-quatre ans. Le czar imagina de lui faire épouser une veuve de son âge, et de célébrer solennellement cette noce : il fit faire l’invitation par quatre bègues ; des vieillards décrépits conduisaient la mariée ; quatre des plus gros hommes de Russie servaient de coureurs ; la musique était sur un char conduit par des ours qu’on piquait avec des pointes de fer, et qui, par leurs mugissements, formaient une basse digne des airs qu’on jouait sur le chariot. Les mariés furent bénis dans la cathédrale par un prêtre aveugle et sourd, à qui on avait mis des lunettes. La procession, le mariage, le repas des noces, le déshabillé des mariés, la cérémonie de les mettre au lit, tout fut également convenable à la bouffonnerie de ce divertissement.

  1. Tome III, page 1re de la traduction française en sept volumes in-12. (B.)
  2. Page 569.
  3. Page 509.