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QUISQUIS. RAMUS.

Qu’il est faux que la science ne soit que le souvenir des idées d’autrui[1], car Archimède et Newton inventaient ;

Qu’il est faux autant que déplacé de dire que la Lecouvreur et Ninon aient eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon[2] : car Solon fit des lois, Aristote quelques livres excellents, et nous n’avons rien de ces deux demoiselles ;

Qu’il est faux de conclure que l’esprit soit le premier des dons, de ce que l’envie permet à chacun d’être le panégyriste de sa probité, et qu’il n’est pas permis de vanter son esprit[3] : car, premièrement, il n’est permis de parler de sa probité que quand elle est attaquée ; secondement, l’esprit est un ornement dont il est impertinent de se vanter, et la probité une chose nécessaire dont il est abominable de manquer ;

Qu’il est faux que l’on devienne stupide dès qu’on cesse d’être passionné[4] : car, au contraire, une passion violente rend l’âme stupide sur tous les autres objets ;

Qu’il est faux que tous les hommes soient nés avec les mêmes talents[5] : car dans toutes les écoles des arts et des sciences, tous ayant les mêmes maîtres, il y en a toujours très-peu qui réussissent ;

Qu’enfin, sans aller plus loin, cet ouvrage, d’ailleurs estimable, est un peu confus, qu’il manque de méthode, et qu’il est gâté par des contes indignes d’un livre de philosophie.

Voilà ce qu’un véritable homme de lettres aurait pu remarquer. Mais de crier au déisme et à l’athéisme tout à la fois, de recourir indignement à ces deux accusations contradictoires ; de cabaler pour perdre un homme d’un très-grand mérite, pour le dépouiller, lui et son approbateur, de leurs charges ; de solliciter contre lui non-seulement la Sorbonne, qui ne peut faire aucun mal par elle-même, mais le Parlement, qui en pouvait faire beaucoup, ce fut la manœuvre la plus lâche et la plus cruelle : et c’est ce qu’ont fait deux ou trois hommes pétris de fanatisme, d’orgueil et d’envie[6].

  1. Helvétius, de l’Esprit, discours II, chapitre ier.
  2. Ibid.
  3. Ibid., chapitre xxv.
  4. Discours III, chapitre viii.
  5. Ibid., chapitre ier.
  6. La Sorbonne censura d’abord le livre d’Helvétius ; puis quelques prêtres et le nommé Neuville, jésuite, prêchèrent à Paris et à la cour contre l’ouvrage ; puis les jansénistes se mirent à crier qu’il fallait brûler l’auteur lui-même ; puis Chaumeix publia son Examen critique du livre de l’Esprit ; et le gazetier ecclésiastique, et Berthier du journal de Trévoux, se déchaînèrent contre l’athée ; enfin la mère d’Helvétius elle-même, poussée par les jésuites, conjura son fils de se rétracter ; et comme il résistait, on lui cria que sa résistance pouvait compromettre le censeur royal qui avait laissé passer le livre. C’est alors qu’Helvétius signa ce qu’on voulut. Mais vaine soumission ! piége tendu à son honneur seul ! Car dès qu’il eut signé, il reçut ordre de se démettre de sa charge de maître-d’hôtel de la reine ; et son censeur, qu’il avait cru sauver, M. Tercier, fut destitué de sa place de premier commis aux affaires étrangères. Le parlement s’apprêtait même à sévir contre les personnes, quand un arrêt du conseil, qui supprima le livre, sauva l’auteur et le censeur. (G. A.)