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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/192

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LETTRE XXII.

Ne resterait point en arrière.
Voilà donc Hudibras parti ;
Que Dieu bénisse son voyage,
Ses arguments et son parti,
Sa barbe rousse et son courage !

Un homme qui aurait dans l’imagination la dixième partie de l’esprit comique, bon ou mauvais, qui règne dans cet ouvrage, serait encore très-plaisant ; mais il se donnerait bien de garde de traduire Hudibras. Le moyen de faire rire des lecteurs étrangers des ridicules déjà oubliés chez la nation même où ils ont été célèbres ! On ne lit plus le Dante dans l’Europe, parce que tout y est allusion à des faits ignorés : il en est de même d’Hudibras. La plupart des railleries de ce livre tombent sur la théologie et les théologiens du temps. Il faudrait à tout moment un commentaire. La plaisanterie expliquée cesse d’être plaisanterie, et un commentateur de bons mots n’est guère capable d’en dire.

Voilà pourquoi on n’entendra jamais bien en France les livres de l’ingénieux docteur Swift, qu’on appelle le Rabelais d’Angleterre. Il a l’honneur d’être prêtre[1] et de se moquer de tout, comme lui ; mais Rabelais n’était pas au-dessus de son siècle, et Swift est fort au-dessus de Rabelais. Notre curé de Meudon, dans son extravagant et inintelligible livre, a répandu une extrême gaieté et une plus grande impertinence ; il a prodigué l’érudition, les ordures, et l’ennui. Un bon conte de deux pages est acheté par des volumes de sottises : il n’y a que quelques personnes d’un goût bizarre qui se piquent d’entendre et d’estimer tout cet ouvrage. Le reste de la nation rit des plaisanteries de Rabelais, et méprise le livre. On le regarde comme le premier des bouffons ; on est fâché qu’un homme qui avait tant d’esprit en ait fait un si misérable usage : c’est un philosophe ivre qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse[2].

M. Swift est Rabelais dans son bon sens, et vivant en bonne compagnie. Il n’a pas à la vérité la gaieté du premier, mais il a toute la finesse, la raison, le choix, le bon goût, qui manquent à notre curé de Meudon. Ses vers sont d’un goût singulier et pres-

  1. 1734. « Il a l’honneur d’être prêtre comme Rabelais, et de se moquer de tout comme lui ; mais on lui fait grand tort, selon mon petit sens, de l’appeler de ce nom. Rabelais, dans son extravagant et inintelligible livre. »
  2. Voltaire a conservé ce passage dans toutes les éditions ; cependant il est revenu de ce jugement sévère ; voyez, dans la Correspondance, sa lettre à Mme du Deffant, du 12 avril 1760 ; voyez aussi, dans les Mélanges, année 1767, la première des Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de***.