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DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII.

Celui qui, pour la première fois de sa vie, entendrait le bruit du canon, ou le son d’un concert, ne pourrait juger si on tire ce canon, ou si on exécute ce concert à une lieue, ou à trente pas. Il n’y a que l’expérience qui puisse l’accoutumer à juger de la distance qui est entre lui et l’endroit d’où part ce bruit. Les vibrations, les ondulations de l’air, portent un son à ses oreilles, ou plutôt à son âme ; mais ce bruit n’avertit pas plus son âme de l’endroit où le bruit commence qu’il ne lui apprend la forme du canon ou des instruments de musique.

C’est la même chose précisément par rapport aux rayons de lumière qui partent d’un objet : ils ne nous apprennent point du tout où est cet objet.

Ils ne nous font pas connaître davantage les grandeurs, ni même les figures.

Je vois de loin une espèce de petite tour. J’avance, j’aperçois, et je touche un grand bâtiment quadrangulaire. Certainement ce que je vois et ce que je touche n’est pas ce que je voyais. Ce petit objet rond, qui était dans mes yeux, n’est point ce grand bâtiment carré.

Autre chose est donc l’objet mesurable et tangible, autre chose est l’objet visible. J’entends de ma chambre le bruit d’un carrosse : j’ouvre la fenêtre, et je le vois ; je descends, et j’entre dedans. Or, ce carrosse que j’ai entendu, ce carrosse que j’ai vu, ce carrosse que j’ai touché, sont trois objets absolument divers de trois de mes sens, qui n’ont aucun rapport immédiat les uns avec les autres.

Il y a bien plus : il est démontré, comme je l’ai dit, qu’il se forme dans mon œil un angle une fois plus grand, à très-peu de chose près, quand je vois un homme à quatre pieds de moi, que quand je vois le même homme à huit pieds de moi. Cependant je vois toujours cet homme de la même grandeur : comment mon sentiment contredit-il ainsi le mécanisme de mes organes ? L’objet est réellement une fois plus petit dans mes yeux, et je le vois une fois plus grand. C’est en vain qu’on veut expliquer ce mystère par le chemin, ou par la forme que prend le cristallin dans nos yeux. Quelque supposition que l’on fasse, l’angle sous lequel je vois un homme à quatre pieds de moi est toujours double de l’angle sous lequel je le vois à huit pieds ; et la géométrie ne résoudra jamais ce problème, la physique y est également impuissante : car vous avez beau supposer que l’œil prend une nouvelle conformation, que le cristallin s’avance, que l’angle s’agrandit, tout cela s’opérera également pour l’objet qui est à huit pas et